Niccolò Tommaseo et Nantes
Figure majeure du romantisme italien et acteur du Risorgimento, Niccolò Tommaseo (1802-1874) a vécu à Nantes de novembre 1837 à août 1838.
Un écrivain européen touche-à-tout
Niccolò Tommaseo a pratiqué tous les genres : poète, romancier, folkloriste, penseur politique, commentateur de Dante, il est également célèbre pour son activité de lexicologue (son dictionnaire de la langue italienne fait autorité encore aujourd’hui). Né en 1802 à Šibenik (Croatie), Tommaseo a été un acteur du Risorgimento, le mouvement d’émancipation et d’unification de l’Italie, par ses écrits comme par son activité politique. C’est en raison de son patriotisme et de ses idées libérales qu’il a dû se réfugier en France, où il a vécu entre 1834 et 1839. De retour en Italie, il a participé en 1848 au gouvernement de l’éphémère République de Venise, dont la chute l’a contraint à un nouvel exil, cette fois-ci en Grèce, à Corfou, où il a vécu jusqu’en 1854. Pauvre et presque aveugle, il a ensuite partagé sa vie entre Turin et Florence, où il est mort en 1874. Par ses origines, ses voyages, son plurilinguisme et ses relations avec de nombreux intellectuels étrangers (parmi les Français, on peut citer Lamennais, Lamartine, George Sand, Ozanam…), Tommaseo est entré en contact avec de multiples cultures qui ont influencé une œuvre foisonnante, emblématique du 19e siècle.

Niccolò Tommaseo, Ministre des Cultes de la République de Venise, libéré par ses citoyens très aimants le 17 mars 1848
Date du document : 1848
Le séjour à Nantes et la participation à l’Institut Pratique de la rue de Gigant
C’est le 12 novembre 1837 que Tommaseo quitte Paris, où il est réfugié depuis 1834, pour s’installer à Nantes. Lassé de la vie dans la capitale française et en proie à des difficultés matérielles, il accepte le poste de « directeur des études » qu’on lui propose dans un Institut Pratique nouvellement fondé au 42-44 rue de Gigant, dans le contexte de l’intérêt de la bourgeoisie nantaise pour l’éducation pratique. Cette offre parvient à Tommaseo par l’intermédiaire des catholiques libéraux et des saint-simoniens dont il est proche. Certains témoignages suggèrent que l’abbé Louis-Félix Fournier, curé de Saint-Nicolas depuis 1836, et Philippe Buchez, l’initiateur du socialisme chrétien, ont joué un rôle de premier plan dans l’installation de Tommaseo à Nantes.

Programme de l’Institut Pratique de la rue de Gigant
Date du document : 1837
Tommaseo travaille et habite pendant cinquante jours à l’Institut, dont il trouve le fonctionnement défaillant, le directeur (un certain Le Cadre, avocat) « froid et découragé », et les élèves, presque tous destinés au commerce, médiocres. Tommaseo a une piètre opinion de l’abbé Fournier qui supervise l’Institut Pratique : à ses yeux, il n’est qu’un « prêtre rusé de cette ruse vulgaire dont l’unique ressource est la sottise d’autrui ». Le directeur propose sa place à Tommaseo, qui décline, ne voulant pas spéculer sur l’éducation. Lorsque le directeur disparaît brusquement avec sa maîtresse, Tommaseo, préférant ne pas avoir à traiter directement avec Fournier, quitte l’Institut, même s’il lui en coûte de saluer certains élèves à qui il s’est attaché. Il trouve à se loger 15 rue Jean-Jacques Rousseau (peut-être s’agit-il de l’hôtel garni Solande, mentionné par plusieurs guides de l’époque). En août 1838, Tommaseo quitte Nantes pour Bastia, où il espère vivre à moindres frais, dans un climat plus favorable à sa santé et un environnement linguistique et culturel qui lui rappellera l’Italie.

Plan du quartier où vécut Niccolò Tommaseo
Date du document : 1835
Pendant son séjour à Nantes, Tommaseo a fréquenté, autour de la paroisse Saint-Nicolas, un disciple de Buchez, Louis-Alexandre Piel. Ce dernier est le premier architecte chargé par Fournier de concevoir la nouvelle église Saint-Nicolas. L’auteur italien a également rencontré des amis de Piel, le tout jeune Hippolyte Réquédat, qui sera un peu plus tard le premier compagnon d’Henri Lacordaire à Rome, et l’avocat Charles Aubert. Tommaseo, féru de philosophie et excellent connaisseur de saint Augustin, paraît avoir eu une grande influence sur ses jeunes amis nantais, les détournant de la doctrine de Buchez et éveillant ou ravivant leur foi catholique. Le séjour à Nantes a également permis à Tommaseo de retrouver Pierre-Louis Cœur, qu’il avait déjà croisé à Paris : l’abbé Cœur, futur évêque de Troyes, était très apprécié des Nantais pour ses talents de prédicateur, et Tommaseo allait écouter ses prêches pour ensuite les critiquer, les jugeant sans âme.
La ville vue par Tommaseo
Dans ses mémoires politiques, Tommaseo juge favorablement son séjour à Nantes, qu’il qualifie de « joyeux » et d’« innocent » (une allusion à son penchant pour les prostituées, qui lui avait valu de contracter la syphilis à Paris). Mais dans ses lettres à ses amis italiens, ses impressions sur la ville (qui lui paraît toutefois plus propre que Paris) sont dans un premier temps assez négatives : le climat lui déplaît, il souffre de fréquenter moins d’Italiens qu’à Paris, il juge le clergé ignorant, les nobles coupés du peuple, la plupart des Nantais matérialistes (« on ne vous parle que du prix du coton et du prix des poulets ») et trop refermés sur eux-mêmes (« ils ne sont ni français ni bretons, mais exclusivement nantais »), les femmes trop grasses (« à quelqu’un qui me disait : "La beauté des femmes de Nantes est la fraîcheur", je répondais : "Le moyen de n’être pas fraîches, quand on a à sa disposition une si cruelle quantité de matière musculaire ?" ») et les traces du passé esclavagiste de la ville l’horrifient (« Certains s’enrichirent avec le commerce des nègres, permis jusqu’en 1830 ; permis au point que l’enseigne d’une boutique de Nantes portait l’inscription : "Ici on vend toute espèce de chaînes". […] Certains font encore en contrebande le commerce des nègres ; et puis il y en a qui font assurer leurs bateaux, pour ensuite les couler »). Mais outre des rencontres humaines marquantes et une expérience pédagogique décisive pour enrichir sa réflexion sur l’éducation, Nantes offre aussi au réfugié italien une occasion de découvrir les environs (Clisson, Blain, Nort-sur-Erdre…) et surtout la Bretagne, qui lui fera forte impression, grâce à un voyage de deux semaines en compagnie de Piel.
Les œuvres de Tommaseo liées à Nantes
Bien que le séjour à Nantes ait été bref, Tommaseo y a écrit ou publié plusieurs œuvres, notamment une anthologie de textes latins d’auteurs chrétiens, les Selecta e christianis scriptoribus, qu’il entendait proposer comme support pédagogique pour que l’étude du latin ne se limite pas aux auteurs classiques païens. L'ouvrage a été imprimé aux frais de l'abbé Fournier. Cette générosité conduit Tommaseo à revenir sur son jugement sévère sur le curé de Saint-Nicolas, qu’il remercie pour son aide et dont il rappelle qu’il « jouit dans son pays natal d’une popularité rare ».

Page de garde de l’anthologie « Selecta e christianis scriptoribus »
Date du document : 1838
De plus, Tommaseo a publié en français, dans un recueil de ses réflexions sur l’éducation, le Journal d’un collège : il s’agit d’une série d’observations sur les élèves rencontrés à l’Institut Pratique et sur les méthodes à mettre en œuvre pour améliorer les apprentissages sans les dissocier d’une visée morale et spirituelle. En 1842, Tommaseo publie un volume intitulé Dell’educazione dans lequel il inclut d’autres textes en français relatifs à son expérience à l’Institut Pratique, notamment Quarante jours à Nantes et Caractères des élèves. Par ailleurs, Tommaseo a consigné quelques souvenirs de sa vie nantaise dans ses mémoires politiques (Un affetto), qu’il destinait à une publication posthume. Enfin, il a puisé dans son expérience à Nantes pour construire plusieurs passages de son roman Fede e bellezza [Fidélité pour la traduction française], paru à Venise en 1840 et en grande partie autobiographique.
Nantes dans le roman Fidélité
L’intrigue de Fidélité, premier roman psychologique de la littérature italienne, repose sur la rencontre et le mariage de deux Italiens contraints de vivre en France, Maria et Giovanni, véritable double fictionnel de Tommaseo. L’action se déroule dans les villes françaises par lesquelles Tommaseo est passé (Paris, Quimper, Toulouse, Bastia...). Le romancier transpose sur Giovanni l’expérience de l’Institut Pratique de Nantes, où les deux protagonistes s’installent pour quelques mois, n’appréciant guère la ville, à l’exception du cimetière et des larges rues où il est agréable de se promener. Le roman met également en scène un duel entre Giovanni et un Nantais qui a tenu des propos offensants sur l’Italie. Enfin, dans un moment de délire, Maria, gravement malade, évoque un tableau conservé au Musée d’Arts de Nantes, une Annonciation alors attribuée à Fra Angelico (en réalité une copie anonyme d’un tableau d’Alessandro Allori).

« Annonciation » d’après Alessandro Allori
Date du document : 16e siècle
Les étudiantes du Master 1 Médiation Culturelle et Communication Internationale de Nantes Université – Promotion 2024-2025 (Jade Cheminant, Swann Collet-Lorans, Chloé Gascher, Léonie Gauthier, Nora Kingué Nguéa, Kseniia Kretinina, Isadora Lebreton, Carla Monterin, Calista Requena, Amandine Tanguy)
Sous la direction d’Aurélie Gendrat-Claudel
2024
En savoir plus
Bibliographie
Aussel Michel, Nantes sous la Monarchie de juillet. 1830-1848. Du mouvement mutualiste aux doctrines utopiques, Nantes, Ouest éditions, 2002
Ciureanu Petre, « Tommaseo a Nantes », Archivio storico del Monferrato, a. I, n. 1-2, gennaio-giugno 1960, p. 48-69
Le Marec Yannick, Le temps des capacités : les diplômés nantais à la conquête du pouvoir dans la ville, Paris, Belin, 2000
Martinelli Donatella, « Tommaseo e l’Annunziata di Fede e bellezza », Antologia Vieusseux, n.s., a. VII, n. 21, settembre-dicembre 2001, p. 7-35
Teyssier Amédée, Notice biographique sur Louis-Alexandre Piel, Paris, Debécourt, 1843
Tommaseo Niccolò, Journal d’un collège, in Giunta agli scritti varii intorno alla educazione, Venise, co’ tipi del Gondoliere, 1838, p. 49-121
Tommaseo Niccolò, Quarante jours à Nantes et Caractères des élèves, in Dell’educazione, Venise, co’ tipi di Giorgio A. Andruzzi, 1842, respectivement p. 222-228 et p. 229-239
Tommaseo Niccolò, Fidélité, traduction, annotation et postface d’Aurélie Gendrat-Claudel, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2008
Tommaseo Niccolò, Per le famiglie e le scuole. Canzoni, édition de Francesca Malagnini et Anna Rinaldin, New York, Stony Brook, Forum Italicum Publishing, 2022, p. 28-29
Viet-Depaule Nathalie, « RÉQUÉDAT Hippolyte », Dictionnaire biographique des frères prêcheurs [En ligne], Notices biographiques, R, mis en ligne le 24 juillet 2019, consulté le 31 octobre 2024, à consulter en cliquant ici
Webographie
Notice historique sur la basilique Saint-Nicolas
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Rédaction d'article :
Étudiantes du Master 1 Médiation Culturelle et Communication Internationale ; Aurélie Gendrat-Claudel
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