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Jean-Baptiste Carrier (1756-1794) Annick Vidal (1929 – 2020)

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Négociants


Marchands, négociants, armateurs : ces trois termes désignent des réalités à la fois différentes et extrêmement imbriquées de l’histoire nantaise.

S’agissant d’entrepreneurs de commerce, on parle surtout de marchands avant le début du 18e siècle. Sans forcément disparaître, le terme devient ensuite relativement péjoratif pour une aristocratie du commerce préférant s’affubler du vocable de négociant, tendant ainsi à souligner l’ampleur plus grande de ses spéculations par rapport aux « petits » détaillants. Mais le 18e siècle voit Nantes s’affirmer comme grand port d’armement. Et tout grand négociant est alors également armateur tandis que, plus généralistes que véritablement spécialisés, ces derniers diversifient les secteurs dans lesquels ils investissent. Aussi, à Nantes comme dans les autres grandes cités portuaires, parle-t-on alors plus de négociants-armateurs que de simples négociants ou armateurs. Et, en 1914, l’un des plus remarquables héritiers de ces grandes familles issues de l’Ancien Régime, Eugène Guillet de La Brosse, est à la fois ingénieur, armateur, industriel et spéculateur en tous genres.

Des activités intrinsèquement liées

On peut certes différencier des phases dans l’histoire commerciale de Nantes et opposer, par exemple, les temps médiévaux (où le trafic des blés, des vins et des sels est essentiel, jusqu’au 17e siècle en fait), à l’époque de l’essor et de l’apogée du grand commerce colonial (de la fin du 17e siècle à 1792, avec des excroissances liées à la traite illégale, sous la Restauration, et à la phase sucrière réunionnaise, vers 1840-1863). Mais, plus ou moins importants, marchandise, négoce et armement (fluvial ou maritime) ont toujours coexisté. L’un a pu provisoirement l’emporter sur les autres, mais les dominations n’ont jamais été exclusives, et elles ont parfois été brutalement interrompues : par les guerres (maritimes), l’évolution économique plus générale (essor du sucre de betterave et industrialisation au 19e siècle, par exemple) ou bien encore l’arrivée de capitalistes venus de l’extérieur. Ceci dit, qu’ils aient été (ou se soient qualifiés de) marchands, négociants ou armateurs, les entrepreneurs nantais de la marchandise ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la cité.

De la marchandise au négoce ?

Une vision linéaire de l’histoire économique de Nantes pourrait conduire à penser que l’on y est progressivement passé de la marchandise au négoce. Ce n’est pas entièrement faux : le monde des négociants armateurs s’y renforce très nettement au 18e siècle et domine la cité, à un moment où Nantes devient un grand port d’armement à l’échelle française, où la ville sort de ses murailles médiévales et voit son nombre d’habitants doubler. Mais il faut être attentif à ne pas traduire cela en termes de jugements de valeur : si le 18e siècle colonial (et donc des négociants-armateurs) fait figure d’âge d’or, c’est en partie parce que les entrepreneurs d’alors tendent eux-mêmes à se désigner comme négociants (discréditant ainsi la « marchandise »), parce que les notables du 19e siècle idéalisent leur « belle époque » d’avant la Révolution, parce que l’on a longtemps déprécié le capitalisme local antérieur au 18e siècle, et parce qu’enfin la recherche historique s’est largement focalisée sur le grand commerce maritime au détriment des autres activités (comme la navigation sur la Loire ou le grand cabotage international).

Marchands et intermédiaires de longue date

Ajoutons que l’essor sans précédent du 18e siècle repose sur une longue histoire. À l’âge du Bronze, les origines de Nantes (entre 800 et 600 avant notre ère) coïncident déjà avec l’existence d’un comptoir commercial. À l’époque romaine, les Namnètes contribuent au développement du commerce fluvial. Sous les Mérovingiens, la cité abrite un atelier monétaire. Un groupe de marchands relativement étoffé y vit du commerce du sel et du vin, ainsi que de ses rapports avec les îles Britanniques.

La position du négoce s’y renforce avec l’essor du 13e siècle et se cristallise au siècle suivant, lorsque les marchands obtiennent du duc de Bretagne une réduction des taxes sur les marchandises transitant par le port (1331). C’est pratiquement au même moment que semble apparaître la puissante Communauté des marchands fréquentant la rivière de Loire (1344).

Simultanément, avec l’instauration de la gabelle par le roi de France, les sels de la Basse-Loire, qui y échappent, deviennent compétitifs. Deuxième en importance, le commerce du vin irrigue alors la Bretagne, tandis que les relations avec l’Espagne se renforcent au tournant du 15e siècle. Il est vrai que les marchands locaux se « contentent » de jouer les intermédiaires entre ceux de l’intérieur et des pays étrangers, et que, parmi les 150 familles enrichies alors grâce au commerce, beaucoup s’éloignent progressivement du négoce afin de vivre en notables. Mais il s’agit là d’une habitude assez générale. La relative autonomie acquise par le négoce nantais vis-à-vis du duc et de l’évêque lui permet, en outre, de profiter pleinement de son rôle d’intermédiaire dans le grand cabotage national et international.

Associations fructueuses

Surtout, ces commerces classiques offrent à un nombre relativement important de petits et grands marchands la possibilité de travailler. Les vins, par exemple, arrivent à Nantes par des flottilles de petites embarcations (les « sentines ») pour y être stockés en l’attente d’une occasion de sortie. De petits commerçants peuvent n’y faire venir qu’une ou deux cargaisons, puis s’associer à plusieurs pour fournir un navire entier. C’est ainsi que, sur le long terme, l’arrière-pays nantais s’assure de débouchés, que les marchands locaux peuvent peu à peu s’enrichir, renforcer leur influence et aiguiser leurs techniques commerciales. Le trafic maritime nantais passe de 50000-60000 tonneaux vers 1550 à 7 000-80 000 en 1631, total à peine dépassé en 1738-1742. Il faut attendre la seconde moitié du 18e siècle pour que l’on franchisse à Nantes un échelon nettement supérieur, avec un trafic de l’ordre de 150 000 à 200 000 tonneaux.

Portrait de Joseph de La Selle, négociant nantais

Portrait de Joseph de La Selle, négociant nantais

Date du document : vers 1705

Le temps du négoce roi

Le passage à cet échelon supérieur est contemporain de l’essor de la traite et du grand commerce colonial. L’histoire des Michel illustre parfaitement le rôle non négligeable joué à cette occasion par des familles marchandes locales. Héritier de trois générations de marchands de draps de soie, Gabriel Michel (1635-1687) est le premier à se tourner vers des affaires nécessitant un plus grand apport de capital. Il devient négociant et banquier. Sa veuve s’associe à  ses deux fils et lance véritablement la famille dans l’armement. Les cinq générations succédant à Gabriel donnent au moins dix-sept « négociants », « armateurs » et « banquiers », installés à Nantes, Saint-Domingue, Paris, Orléans, Bilbao, Londres, Amsterdam et Hambourg.

Le développement du commerce nantais attire cependant très vite des négociants venus d’ailleurs: d’Europe (après les Espagnols, les Hollandais jouent un rôle au 17e siècle, mais leur importance décline ensuite), mais aussi et surtout de Bretagne et des régions traversées par la Loire. Plus de 200 grandes familles d’armateurs et de négociants en tous genres vivent ainsi à Nantes à la fin du 18e siècle, installées pour une bonne part dans l’île Feydeau, véritable Bastille du négoce.

Portrait de Guillaume Grou

Portrait de Guillaume Grou

Date du document : vers 1770

Conscience de groupe

Deux autres nouveautés d’importance caractérisent cette période.

La première est que, bien que fortement compartimenté du fait de la diversité des origines géographiques et sociales de ses membres, le monde du négoce sait rapidement trouver les moyens d’un amalgame. Le sang (par le mariage), la famille large, le clientélisme, l’argent, le travail, la réussite et l’honorabilité permettent à un capitaine de navire, un étranger ou un négociant arrivé depuis peu de tisser des liens avec de grandes familles, de prendre ainsi indirectement contact avec les représentants du patriciat, et d’être finalement peu à peu reconnu et intégré au groupe, tout en demeurant à sa place.

La seconde nouveauté découle de la première : dans une ville où le négoce n’a pas de véritables concurrents (comme à Bordeaux, par exemple, où existe un Parlement – celui de Bretagne étant installé à Rennes), son influence devient déterminante. Comme par ailleurs l’air du temps, à la fin du 18e siècle, tend à revaloriser le mérite par rapport à la naissance, on constate sans grande surprise que des négociants enrichis et anoblis ne quittent plus forcément le commerce. Conscience de groupe et sentiment de supériorité créent une sorte de fierté collective, laquelle assure la pérennité de la carrière négociante.

Le virage de la Révolution

C’est ce négoce enrichi, étendu, divers, parfois écartelé entre des orientations politiques différentes mais globalement uni autour de valeurs communes, qui appréhende relativement bien les débuts de la Révolution, en y voyant une occasion de renforcer encore son influence. Les débats de la Constituante relatifs à l’abolition de la traite des Noirs, la guerre maritime (1792) venant rapidement ruiner les trafics coloniaux, ainsi que la Terreur et les accusations de « négociantisme », conduisent assez vite les milieux du commerce vers d’autres positions, de neutralité, repli ou résistance. Certaines familles, souvent les plus anciennes, perdent du terrain. D’autres, plus récentes, profitent de la Révolution pour acheter des biens nationaux. Globalement, le milieu subsiste assez bien. Mais il est meurtri et se met à idéaliser les temps d’avant la Révolution.

Nantes, capitale de la traite illégale

Les grandes familles du négoce nantais de la première moitié du 19e siècle étant les héritières biologiques et/ou culturelles de celles du 18e, l’image d’un âge d’or coïncidant avec l’apogée du grand commerce colonial s’enracine peu à peu dans la cité. Comme au 18e siècle, le négoce considère que le commerce doit primer sur le reste. L’industrie peut donc se développer, à condition qu’elle serve d’auxiliaire à ses spéculations. Et lorsque les conditions le permettent, on renoue même avec les anciens trafics. C’est ainsi que Nantes devient la capitale française de la traite illégale (1814-1831) et, dans les années 1850, le premier port d’importation en France pour les sucres exotiques.

C’est au milieu du 19e siècle, après que le sucre réunionnais a permis l’accumulation de fortunes gigantesques pour l’époque, à un rythme parfois bien supérieur à celui du 18e siècle, que s’achève, pour le négoce, le temps d’une domination presque sans partage. Sous la Restauration, toutes les institutions locales (mairie, Chambre et Tribunal de commerce, charges municipales aux environs, Banque de France, Société académique…) sont peuplées de fils du négoce. La monarchie de Juillet voit poindre des éléments nouveaux, avec des représentants des professions libérales. Mais ils demeurent trop peu nombreux pour modifier la donne locale, et pour l’essentiel finissent par s’inféoder au négoce.

Nouvelles dominations commerciales

La seconde moitié du siècle apparaît, dans ce contexte, comme un tournant majeur. Économiquement parlant, le secteur dominant devient l’agroalimentaire, avec la raffinerie, mais aussi et surtout les conserveries et les biscuiteries, qui ne doivent rien aux anciennes spéculations commerciales. Ces secteurs en pointe sont par ailleurs dynamisés par l’arrivée de capitalistes venus de l’extérieur, notamment de l’Est de la France et de la région parisienne. Enfin, les élites nantaises deviennent plus diversifiées. Les familles du négoce ne disparaissent pas. Poursuivant leur stratégie de reproduction et d’élévation sociale, elles fournissent des élites dans d’autres domaines, l’armée, l’Église ou encore la médecine. Mais, ce faisant, les lignées négociantes se font plus rares.

La dernière génération de négociants ?

Seules les lois d’aide à la navigation de 1881 et 1893, fruits d’un intense et efficace lobbying, offrent au négoce l’occasion d’un dernier grand cycle spéculatif. Avec des avantages financiers pour les voiliers, et même pour des voyages sur lest, c’est toute l’industrie de la construction navale qui est soudainement dopée. Des négociants armateurs-constructeurs, à la fois issus de familles anciennes et plus récentes, connaissent alors une carrière hautement spéculative, mais cela ne dure que le temps d’une génération.

Les guerres mondiales, les mutations de la société globale, la disparition ou la perte de contrôle progressive par le capital local de la plupart de ses industries (construction navale, raffinerie, agroalimentaire) et l’essor du tertiaire y rendent progressivement le négoce plus invisible. Nantes-Saint-Nazaire demeure un grand port, mais son activité se recentre sur l’estuaire, et les transporteurs remplacent les négociants-armateurs. L’histoire économique nantaise contemporaine étant très peu étudiée, celle d’un possible redéploiement du négoce demeure obscure : l’étude du courtage, des circuits de la grande distribution, ou encore du négoce des produits de la terre serait sans doute riche d’enseignements.

Olivier Grenouilleau
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)

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En savoir plus

Bibliographie

Morin Blandine, « Une dynastie de négociants hollandais à Nantes : les Deurbroucq », Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, n°134, 1999, p. 203-212

Les négociants européens et le monde : histoire d'une mise en connexion, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016

Pineau-Defois Laure, « L'influence de l'ouverture atlantique à Nantes : formation et pratiques des affaires de deux grands négociants (18e siècle) », dans Saupin, Guy (dir.), Africains et Européens dans le monde atlantique : 15e-19e siècle, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2014

Priotti Jean-Philippe, Saupin Guy (dir.), Le commerce atlantique franco-espagnol : acteurs, négoces et ports (15e-18e siècle), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2008

Saupin Guy, « Structures financières des plus grandes maisons du commerce atlantique nantais du 18e siècle », Revue du Philanthrope n°6-2015 "Financer et armer pour la traite au Havre et à Nantes au 18e siècle", 2016, p. 87-114

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Olivier Grenouilleau

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