Traite négrière
La France ne s’engouffre vraiment dans la traite qu’à la fin du 17e siècle. Le premier négrier rochelais est armé en 1643.
Jusqu'à 75% de la traite française
À Nantes, il faut sans doute attendre 1688, mais la cité s’affirme ensuite nettement, avec 75% des expéditions françaises entre 1707 et 1711. Puis vient la période du relais breton (1722-1744) : toujours importante, la part de Nantes faiblit, mais d’autres ports (notamment Lorient et Saint-Malo) s’affirment, expliquant pourquoi la Bretagne concentre encore entre 62 et 86% de la traite française. Après un retour en force au milieu du siècle (75% de la traite française entre 1745 et1747), Nantes voit enfin son rôle décliner. Ce recul relatif (en pourcentage et non en chiffres absolus) s’explique par les désastres de la guerre de Sept Ans (1756-1763), mais aussi par la plus large diffusion de l’activité négrière en France, avec l’essor de Bordeaux et de La Rochelle. La part de Nantes dans la traite française tombe ainsi à environ 32% entre 1783 et 1792. Interrompue par la guerre, la traite vivote par le biais de prises de participations sur des navires armés à l’étranger.
« L’infâme trafic »
Elle renaît en 1802, l’année du rétablissement de l’esclavage et de la paix d’Amiens, avec l’Angleterre. Bordeaux domine alors, avec 23 expéditions, devant les ports de la Manche et de la Normandie (17 navires), Nantes ne venant qu’ensuite (12 bâtiments). La paix n’ayant duré que quelques mois, la traite s’interrompt à nouveau, pour ne reprendre qu’avec la première abdication de Napoléon, en 1814. À la différence du 18e siècle, lorsque, légale, la traite était même encouragée par l’État, « l’infâme trafic » est alors progressivement interdit (lois de 1818, 1827 et 1831). Mais, l’esclavage demeurant autorisé, une traite illégale se poursuit. Jusqu’en 1830, près de 100000 Africains sont ainsi encore déportés par des bâtiments français. Le trafic, désormais national et non plus seulement métropolitain (des navires partant des Antilles, de la Réunion et du Sénégal) est encore plus dominé par Nantes qu’au siècle précédent. Avec 318 expéditions, la cité ligérienne concentre en effet 43% de la traite française illégale, et 70% du trafic métropolitain. Sans compter que c’est de Nantes, après 1826, que sont commanditées certaines expéditions antillaises. Au total, entre la fin du 17e siècle et 1830, Nantes est à l’origine d’au moins 1754 expéditions négrières. Elles transportent près de 553 000 Africains, soit environ 6% des onze millions de personnes déportées à partir de l’Atlantique entre 1450 et 1869.
Carte de la traite négrière nantaise au 18e siècle et du «commerce triangulaire »
Date du document : 2013
Les raisons d'un engagement
Nantes n’avait pourtant aucune vocation à devenir la capitale de la traite française. La partie occidentale de l’île de Saint Domingue ne reçoit son premier gouverneur français qu’en 1655. Il faut attendre le début du 18e siècle pour que le sucre y commence son expansion, et la paix d’Utrecht (1713) pour que s’affirme, au sommet de l’État, la volonté de développer le commerce colonial. Nantes s’engouffre alors dans la traite pour au moins trois raisons ou facteurs permissifs essentiels.
Le premier est qu’elle a les moyens, à la fois humains, techniques et financiers, nécessaires pour s’engager dans un commerce transocéanique long, aléatoire et coûteux, le commerce médiéval des blés, des vins et des sels ayant en effet permis au négoce local de se renforcer et d’attirer de l’étranger des hommes et des capitaux.
Le deuxième facteur à l’origine de l’entrée de Nantes dans la traite est à rechercher dans la dépression économique qui, touchant la France et une partie de l’Europe du 17e siècle, est plus sensible à Nantes qu’en d’autres ports français. Du fait de la richesse de son arrière-pays, Bordeaux se spécialise alors dans le commerce dit de droiture, entre la métropole et les colonies, sans passer par l’Afrique. La Rochelle regarde encore vers Terre-Neuve et le Canada. Nantes dispose de moins d’alternatives. Les anciens trafics mis à mal, une reconversion se fait nécessaire.
Enfin, troisième type de facteurs favorables, la faible diversification de son arrière-pays, des liens anciens avec les Ibériques, la présence de la Compagnie des Indes (jusqu’en 1733, date à laquelle Lorient en hérite), l’encouragement de l’État et les habitudes prises dans le trafic des engagés blancs recrutés par les colons antillais, poussent le négoce nantais vers la traite négrière.
Pourquoi a-t-il ensuite maintenu le cap ? Sans doute parce que les connaissances et l’avance acquise en la matière lui ont été profitables, mais aussi du fait d’une tourmente révolutionnaire et impériale ayant conduit une partie des élites locales à idéaliser la fin d’un 18e siècle perçu par eux, a posteriori, comme une sorte d’âge d’or. Sitôt la paix retrouvée, toujours influentes, nombre de familles issues du négoce se tournent ainsi vers la traite, s’affichant comme les héritières biologiques et/ou culturelles des négriers du 18e siècle. Et comme, malgré la législation, les mentalités tardent à changer, on continue, au moins jusqu’en 1825, à pratiquer au grand jour une activité pourtant devenue illégale.
Les conditions matérielles de la traite
Il n’y a pas de navire de traite spécifiquement nantais : le bâtiment négrier est en général un navire de commerce classique reconverti moyennant certains aménagements, comme la hauteur de l’entrepont, ici plus importante car on y abrite les parcs à esclaves : celui des femmes et des enfants à l’arrière, celui des hommes à l’avant. Tout varie ensuite en fonction des stratégies des armateurs. Certains misent sur des navires rapides, bien construits et montés par des hommes d’équipage avertis. D’autres, comme les Walsh, préfèrent économiser sur tout et armer des bâtiments en mauvais état.
La mise-hors (capital nécessaire à l’armement d’un négrier) est relativement élevée, de l’ordre du prix d’un petit hôtel particulier parisien à la fin du 18e siècle. L’armateur choisit le capitaine, lequel constitue son équipage. Il recherche aussi des investisseurs, lui-même ne participant souvent que faiblement au financement de la mise-hors. Celle-ci est donc répartie en parts, elles-mêmes divisibles. Une dizaine de personnes, voire plus, peuvent ainsi s’associer. On fait parfois appel à des négociants parisiens ou étrangers, mais l’essentiel est mobilisé sur place, grâce aux réseaux négociants et familiaux. Les bâtiments appareillent parfois de Nantes, mais le plus souvent de Paimbœuf du fait de l’ensablement de la Loire. L’assortiment en marchandises de traite (armes, cauris, « guinéaillerie », alcools et surtout textiles) est constitué en fonction des sites africains vers lesquels les navires sont dirigés.
La traite en chiffres
Une analyse portant sur 1078 expéditions bien renseignées (1707-1793) montre que les négriers nantais abordent surtout les régions situées au sud du delta du Niger (47% des expéditions) et Ouidah (actuel Bénin) sur la Côte des esclaves (31%). Le Sénégal et Gorée constituent surtout des escales vers des sites plus lointains. Plus on avance dans le 18e siècle, et plus les régions équatoriales prennent de l’importance. Côté américain, les navires rejoignent les Antilles françaises, et notamment la partie ouest de Saint Domingue (aujourd’hui Haïti). De retour vers Nantes, le navire transporte des produits tropicaux. Ce n’est qu’une fois ceux-ci vendus et réexpédiés, souvent vers l’Europe du Nord, que l’armateur peut établir le bilan de ses pertes et profits.
Livre de bord de la  Diligente , extrait
Date du document : 1749
Il faut souvent dix à seize mois afin de boucler la totalité du circuit. Le taux d’entassement des esclaves à bord des navires, les maladies et les épidémies, des connaissances médicales médiocres, ainsi que l’état dans lequel les esclaves arrivent sur les sites de traite où ils sont vendus aux négriers nantais, figurent parmi les principales causes de la mortalité lors de la traversée de l’Atlantique. Celle-ci varie énormément d’une expédition à l’autre. Un calcul effectué sur 1684 expéditions indique une moyenne de 316 captifs par navire (tonnage moyen 212 tonneaux), une mortalité moyenne de 13,8% (entre 4 et 9,5% à la fin du 18e siècle) et une durée moyenne pour la traversée de l’Atlantique de 83 jours.
Les filières de la traite négrière
Lancée pour pallier une récession, la traite permet sans conteste l’essor du port de Nantes. La pêche hauturière l’avait vu passer du grand cabotage européen à l’armement transocéanique. La traite rend cette transition totalement effective. La dynamique sociale est également impulsée. Les négriers nantais du 18e siècle sont originaires de différents milieux. À la filière « démocratique » (formée par des hommes issus des franges inférieures de la petite bourgeoisie) et à la filière négociante, majoritaire (64%), Nantes ajoute plus nettement qu’ailleurs la filière aristocratique. Au 18e siècle, la noblesse bretonne est en effet à la fois nombreuse et souvent désargentée. Les familles nobles fournissent alors environ 14% du milieu négrier nantais. C’est le cas des Dufou, de Pontivy, et des La Villeboisnet, de Saint-Brieuc. Certains armateurs s’intéressent à la traite une fois installés, afin de parfaire une ascension sociale (filière négociante). D’autres misent sur le commerce négrier afin d’accélérer la spirale de l’enrichissement initial (filière « démocratique »). Certains, enfin, comme les nobles, tentent de trouver grâce à la traite un moyen de faire coïncider niveau social et niveau de fortune. Dans tous les cas, l’entrée dans la traite renvoie à un projet d’ascension sociale.
Tableau de la vente faite par le navire négrier  Le Père de famille  le 29 novembre 1784
Date du document : 1788-1790
Les profits de la traite négrière
Les profits moyens annuels pour le 18e siècle sont estimés entre 4 et 6%. Mais une expédition peut s’avérer être une catastrophe financière, une autre très profitable. Ce sont ces aléas qui intéressent en premier lieu les armateurs. Leur objectif n’est pas de gagner 4 à 6% mais de faire d’importants bénéfices en cas de réussite. N’étant cependant pas suicidaires, d’un point de vue économique, ils répartissent généralement leurs investissements à la fois dans des commerces relativement sûrs mais rapportant peu (comme la pêche à la morue ou le commerce en droiture vers les îles) et dans des trafics plus scabreux permettant parfois de toucher de plus fortes plus-values, comme la traite ou la course.
Livre de bord de la  Jeannette , extrait
Date du document : 1743
À l’exception de quelques rares armateurs, la traite est donc intégrée dans une stratégie de diversification de leurs activités. Aussi est-il difficile d’estimer avec précision son rôle dans l’ascension des dynasties marchandes. Pour certaines elle constitue un tremplin, pour d’autres un moyen parmi d’autres de la réussite sociale.
Livre de bord de  La Diligente , détails
Date du document : 1750
Traite et grand commerce colonial permettent également des phases de croissance tout à fait indéniables de l’économie locale. Mais, négociants avant tout, les armateurs investissent peu dans l’industrie. Ils préfèrent le commerce, et se font construire des hôtels particuliers en ville et des « folies » à la campagne afin de vivre en notables. Ils savent également parfois reconvertir une partie de leurs biens en capitaux scolaires, politiques et symboliques, et assurer ainsi, dans le temps, la reproduction de leur influence.
Adresse au roi par les ouvriers de Nantes
Date du document : 1791
Une mémoire complexe
Une de  L'Express  , « Nantes, briser le tabou colonial »
Date du document : 04-1993
L’impact de la traite dans les mentalités nantaises est plus difficilement saisissable. Capitale de la traite illégale, Nantes est montrée du doigt dès la Restauration, même si certains, comme Thomas Dobrée (1781-1828), n’hésitent alors pas, contre l’opinion commune, à critiquer « l’infâme trafic ». Puis vient le temps de l’occultation, jusqu’aux années 1950. Le malaise s’installe alors, creusant les écarts entre les différentes manières d’appréhender le passé négrier nantais, opposant ceux n’y voyant qu’exotisme et hauts profits, ceux préférant éviter le sujet et ceux qui, à partir de la fin des années 1980, commencent à militer pour que cette page sombre de l’histoire de Nantes puisse être regardée en face. Il semble, enfin, en être aujourd’hui ainsi, ce dont témoignent le succès de l’exposition Les Anneaux de la mémoire (1992-1994) et l’inauguration du Mémorial nantais dédié à l’histoire et à la mémoire de l’abolition (2012).
Olivier Grenouilleau
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)
En savoir plus
Bibliographie
Charron Philippe (dir.), Commerce atlantique, traite et esclavage, 1700-1848 : recueil de documents des Archives départementales de Loire-Atlantique, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2018
Daget Serge (dir.), De la traite à l’esclavage : actes du colloque international de Nantes sur la traite des Noirs, 2 vol., Paris, Nantes, 1985
Guillet Bertrand, La Marie-Séraphique, navire négrier, MeMo, Nantes, 2010
Pétré-Grenouilleau Olivier, Les traites négrières : essai d’histoire globale, Gallimard, Paris, 2004
Saugera Éric, La Bonne-Mère, navire négrier nantais, 1802-1815, Karthala, Paris, 2012
Webographie
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Rédaction d'article :
Olivier Grenouilleau
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