De la digue au comblement : une histoire du fleuve sur le territoire de Nantes Métropole (2/3)
En dépit des résultats obtenus à la suite des premiers travaux d’endiguement initiés par Magin, les problèmes d’accessibilité du port de Nantes demeurent, autant pour la navigation au long cours que pour le petit et grand cabotage. Une grande partie des navires ne pouvant dépasser Paimboeuf, il n’est pas rare que les marchandises s’accumulent dans les magasins du port de Nantes lorsque les navires attendent le retour des vives eaux pour monter ou descendre la Loire à pleine charge.
Les travaux de Lemierre (1834-1840)
A partir de 1826, l’ingénieur Lemierre est chargé d’appliquer, pour la Loire maritime, les travaux d’amélioration de la navigation, principalement entre Trentemoult et Couëron. Il propose au début des années 1830 un projet pour l’amélioration des passes de Chantenay, de la Haute-Indre, d’Indret et de Couëron. Comme Magin auparavant, le principe repose sur l’établissement entre 1834 et 1838 de digues submersibles discontinues en enrochements, renforcées dans le milieu par une file de pieux en chêne. Le tracé des digues vise à régulariser et réduire la largeur du chenal.
En 1835, l’ingénieur Lemierre exprime au Préfet la nécessité d’établir des mesures de police pour empêcher la dégradation de la digue de Trentemoult construite en 1834 pour l’amélioration de la passe de Chantenay. Il est en effet fait constatation d’enlèvement de sable par les pêcheurs de sable de Chantenay, Nantes, Saint-Herblain et Bouguenais “au pied du talus parce que là il est beaucoup plus facile à pêcher que partout ailleurs, et la mettent en péril”, d’amarrage de bateaux, de débarquement de lest, de destruction des plantations d’osiers, de déplacement de pierres par les lavandières, etc. Et d’ajouter : “La digue d’essai de Trentemoult, construite l’an dernier, aux frais de l’Etat, pour l’amélioration de la passe de Chantenay a déjà produit de trop bons effets sur cette passe pour ne pas chercher à en assurer, par tous les moyens possibles, sa conservation”.
Les travaux d’endiguement de la Loire sont doublés à partir de 1839 de dragages d’entretien lors des périodes de basses-eaux.
Plan général du cours de la Loire au-dessous de Nantes indiquant les passes de Chantenay et de la Haute Indre
Date du document : 27-08-1837
Cependant, Lemierre ne peut empêcher la formation de nouveaux atterrissements et l’ensablement progressif des bras secondaires. Ainsi, vers 1835, deux pétitions sont présentées au maire de Nantes et au Préfet du département de la Loire-Inférieure par près de 200 signataires à la suite de la reconstruction de la digue qui conduit de la Grande Biesse à la Prairie-au-duc, construite au siècle précédent sous les ordres du duc d’Aiguillon. Ces pétitions expriment une inquiétude relative au défaut d’eau dans ce quartier industriel comprenant notamment quatre manufactures d’indiennes. Les divers pétitionnaires (propriétaires, manufacturiers, ouvriers, gabariers, maîtres d’atelier, pêcheurs, etc.) partagent l’idée que la construction des digues et des barrages sur les bras secondaires est « une grossière illusion », et que « la Loire n’est devenue impraticable, qu’à force d’en boucher toutes les issues ». Puis d’ajouter face au constat de l’accumulation des sables dans le bras de Toussaint que “du quartier le plus florissant des ponts, on aura fait un désert, un endroit infect privé de tout secours.”
Une quinzaine d’années plus tard, dans un mémoire du Cercle maritime de Nantes sur l’amélioration de la Loire, les membres de la commission expriment sans détour leur point de vue sur les travaux d’endiguement : “Nous partageons la répulsion générale que les marins, mariniers, pilotes, gens de métier enfin, ont toujours manifesté (hélas ! sans succès) pour les digues en pierres jetées au milieu du fleuve [...] Nous sommes ennemis jurés des digues en pierres comme système général et unique pour l’amélioration du fleuve.”
Plan d'alignement des rives de Loire
Date du document : 1852
Les mêmes craintes sont toujours émises en 1874 dans un rapport de Pichery, inspecteur du service de salubrité : “Après avoir examiné la pétition de MM. Etienne et autres, j’ai visité avec le plus grand soin les boires des Récollets et de Toussaints à mer basse comme à mer haute. J’ai constaté qu’à mer basse, la boire de Toussaint, depuis la rue Mériadec jusqu’au-dessus du pont, n’était plus qu’une eau dormante très peu profonde, sur un fond de vase où tous les jours tombent les résidus d’une tannerie ainsi que les eaux infectes chargées de matières animales provenant de la fabrique de colle de M. Bertin, de même que les produits de deux fabriques de bougies, auxquels il faut ajouter les eaux sales et ménagères de tout le quartier. Lorsque l’on songe que dans l’été toutes ces matières infectes resteront dans une eau dormante qui ne se renouvellera qu’en partie seulement dans les grandes marées on est fondé à croire que la santé des habitants du quartier pourrait en être compromise. Tous les inconvénients que je signale dans la boire de Toussaint existaient l’année dernière dans la boire des Récollets avant l’abaissement de son barrage. [...] Les pétitionnaires sont d’autant plus fondés à réclamer qu’avant l’abaissement du barrage des Récollets, ils avaient constamment un petit courant d’eau qui dans les crues devenait un torrent suffisant pour entretenir l’eau un peu propre et un chenal qui permettait à la navigation de s’y faire. Aujourd’hui tous ces avantages sont perdus ce n’est plus qu’une grande flaque d’eau au-dessous de laquelle sur une longueur de 300 m environ, les sables se sont tellement amoncelés qu’on peut traverser la boire sec à mer basse et que les bateaux même à marée haute ne peuvent plus franchir. ”
Les travaux de Jégou (1859-1864)
L’ingénieur Jégou reprend à partir de 1859, le projet général d’endiguement de la Loire entre Nantes et Paimboeuf. Il propose de compléter le système de digues de Lemierre, mais à la différence de son prédécesseur, Jégou envisage un resserrement du chenal par des digues longitudinales continues et insubmersibles. De Nantes au pellerin, quatre ouvertures sont aménagées dans les digues pour offrir une communication avec les bras secondaires (seil de Rezé, bras de Bouguenais, bras de Saint-Jean-de-Boiseau et du Darau à Couëron). Si ces ouvertures sont pensées par Jégou dans un projet global de régulation hydraulique, elles permettent aussi de ménager les intérêts de la petite navigation locale encore très importante durant la seconde moitié du 19e siècle et donc de favoriser le mouvement des bateaux. Pourtant, le passage des petites embarcations dans les brèches est bien souvent périlleux, même pour les marins expérimentés, et les accidents nombreux, notamment pendant le jusant, lorsque le courant se précipite avec violence dans les ouvertures réservées dans les digues.
Ce projet d'endiguement continu de la Loire maritime cristallise de nombreuses tensions face à “l’intérêt supérieur de la grande navigation”. Les réclamations sont donc fréquentes et relayées auprès de l’Administration par les maires des communes riveraines, comme en 1861 où des pêcheurs de la Basse-Loire “regrettent de voir construire des digues devant deux petites plages situées le long de l’île Cheviré, l’autre sur la rive droite près de Roche-Maurice, parce que ces plages sont commodes pour tirer les filets.”
Plan de la Loire entre Couëron et la Martinière
Date du document : 1859
Les résultats des travaux conduits par l’ingénieur Jégou sur l’amélioration des passes de la Loire maritime dans sa partie endiguée entre Nantes et paimboeuf apparaissent très vite limités, en particulier aux yeux des acteurs du commerce et de l’industrie du réseau portuaire nantais. Ce dernier s’en explique au Préfet de Loire-Inférieure en août 1863 : “Bien qu’un passage difficile subsiste près de la Basse-Indre, l’aspect du profil comparatif dénote une amélioration générale importante. […] Les belles profondeurs que nous avons obtenues au-dessous de Couëron se propageront graduellement vers Nantes.
Mais le temps est un élément essentiel du succès. L’expérience du passé montre qu’il serait téméraire de fixer aujourd’hui l’époque à laquelle le travail lent qui s’opère au fond du lit sera parvenu à son terme” et d’ajouter l’année suivante dans un rapport : “La longueur des hauts fonds va sans cesser en diminuant [...], mais l’amélioration est loin d’avoir atteint son terme. Elle s'accroît lentement mais sûrement, et j’ai toujours la ferme confiance que le succès final sera complet”. Force est de constater que les désirs impatients du commerce se heurtent au temps nécessaire pour le fleuve de creuser lui-même son lit entre les digues afin de faire remonter les long-courriers d’un grand tirant d’eau jusqu’au port de Nantes. En plus des retards d’exécution à mettre au titre de certains entrepreneurs et l’épuisement des crédits, l’absence de crues hivernales importantes durant la période des travaux n’aura pas permis à l’ingénieur Jégou de profiter de la pleine puissance de la Loire pour creuser suffisamment le chenal.
Plan général de restauration et d'amélioration des digues du chenal d'accès, détail du village de Haute-Indre
Date du document : 1890
Le choix d'un canal latéral
Ouvrage monumental du génie civil, le canal maritime de la Basse-Loire longe la Loire et s’étend sur une quinzaine de kilomètres entre les communes du Pellerin et de Frossay. Sa construction entre 1882 et 1892 s’inscrit dans un contexte de concurrence féroce entre les ports de Nantes et Saint-Nazaire, entre le vieux port de fond d’estuaire et le nouveau port maritime. Face au succès du bassin à flot nazairien ouvert en 1857, il importe, pour la Chambre de commerce de Nantes, de permettre aux navires de grand tonnage de remonter facilement l’estuaire jusqu’au port de Nantes. En effet, la section intermédiaire de l’estuaire, entre le Pellerin et Paimboeuf, est la plus préoccupante pour la navigation durant la seconde moitié du 19e siècle. Cette époque est alors marquée par de nombreux débats autour des travaux à mener, notamment sur le choix de l’endiguement ou de la canalisation. La construction de cette voie navigable parallèle au fleuve emploie plus de 1 000 ouvriers et ce chantier pharaonique bénéficie de l’expérience et des techniques employées pour la construction du canal de Suez inauguré en 1869. Fermé à chaque extrémité par une écluse à sas de 169 mètres de long fonctionnant chaque jour et nuit, le canal maritime de la Basse-Loire connut rapidement une activité intense. Le pic du trafic est atteint au tournant des 19e et 20e siècles : 805 navires de mer fréquentent le canal en 1899, soit 40% du mouvement maritime de Nantes.
Vue du canal maritime à la hauteur de la croisée de Buzay
Date du document : 09-03-2020
Bien qu’ayant participé au relèvement du port de Nantes, le succès est de courte de durée. Du fait de l’évolution des navires marchands et de la forte augmentation de leurs tonnages, le canal se révèle très vite inadapté et la grande navigation est arrêtée dès 1913. Dans les années 1960, de nouveaux aménagements permirent de faire de ce témoin de “l’art des ingénieurs” une pièce maîtresse du système de régulation hydraulique du Pays de Retz.
Suite Digues et comblements (3/3)
Julie Aycard, Julien Huon
Direction du patrimoine et de l'archéologie, Ville de Nantes / Nantes Métropole ; Service du Patrimoine, Inventaire général, Région Pays de la Loire
Inventaire du patrimoine des Rives de Loire
2021
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Rédaction d'article :
Julie Aycard, Julien Huon
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