Veuves de maîtres dans les corporations nantaises au 18e siècle
Au 18e siècle, les femmes sont en théorie exclues des corporations masculines, et seules les veuves de maîtres détiennent une place à part entière qui leur confère des droits que leurs consœurs n’ont pas.
Le 5 novembre 1784, vers les six heures du soir, le commissaire de police Louis Allègre s’introduit dans un petit appartement situé non loin du port de la Fosse. Là-bas, il y trouve deux garçons tailleurs « à travailler sur l’établi » pour le compte de la veuve maîtresse tailleuse Tramasseur, accusée d’avoir embauché ces jeunes hommes sans l’autorisation préalable de la corporation des maîtres tailleurs de Nantes. La veuve Tramasseur risque une importante amende mais à la place de confisquer ses vêtements en cours de fabrication, le commissaire et les membres de la corporation qui l’accompagnent afin de signaler la contravention, la laissent « finir son ouvrage [travail] […] ne voulant point la gêner ».
Cette anecdote nous informe sur le statut privilégié et respecté dont jouissent les veuves de maîtres au sein des communautés de métier. Au décès du maître artisan, la toute nouvelle veuve obtient immédiatement le titre de maîtresse, et bien qu’étant exclue de la vie communautaire, elle accède à un statut qui lui accorde plusieurs privilèges.
D’épouse à veuve : de collaboratrice à cheffe d’atelier
Avant d’être veuve et maîtresse tailleuse, la dame Tramasseur fut l’épouse d’un maître tailleur. La capacité qu’une femme a de poursuivre le commerce de son mari découle en général d’une participation antérieure conjointe. Partenaires officieuses ou véritables collaboratrices, les épouses défendent très bien les intérêts de leur mari : elles prennent sans hésitation la parole et laissent alors entrevoir une contribution active au commerce de celui-ci. Certaines par exemple, s’octroient le droit d’embaucher ouvriers et apprentis : en 1778, la dame Rodaine, épouse du Sieur Rodaine maître perruquier, affirme avoir elle-même embauché le garçon Delbé. La même année, le sieur Lesage, maître perruquier, est accusé d’avoir embauché un garçon sans autorisation préalable : son épouse assure que c’est elle qui « auroit pris le dit Garçon en qualité d’aide pour travailler dans sa boutique afin de pouvoir satisfaire ses pratiques [clients] ». En parlant à la première personne du singulier, ces femmes s’impliquent à titre individuel et assument l’entière responsabilité des actes qui sont peut-être autant les leurs que ceux de leurs époux mis en cause. Si toutes ces femmes n’exercent probablement pas la même profession que leur conjoint, elles participent à des degrés variés au travail de celui-ci. Largement présentes au cœur des ateliers de travail, les épouses constituent la principale relation professionnelle pour les tailleurs nantais. Ainsi, ces épouses de maîtres, une fois veuves, deviennent parfois de véritables entrepreneuses : elles mobilisent de nombreuses compétences en matière de gestion financière et d’organisation salariale en reprenant le commerce familial. Leur ancien statut d’épouses de maîtres les a préparées à diriger l’atelier : le veuvage dans une corporation masculine est une véritable opportunité à saisir.
L’exemple de la veuve Vatar illustre les possibilités offertes à quelques-unes de ces femmes, privilégiées par le milieu et la naissance, qui une fois devenues veuves, surpassent le rôle qui leur a été attribué. Avant la seconde moitié du 18e siècle, la ville de Nantes compte cinq imprimeries. L’une d’elle appartient à Nicolas Verger, qui la transmet à son beau-fils, Joseph-Mathurin Vatar. À la mort de celui-ci, sa femme, Anne Verger connue sous le patronyme de « Veuve Vatar », prend la tête de l’imprimerie jusqu’en 1766. Les mentions de « Veuve Vatar », présentes sur de nombreux documents officiels publiés, font référence à Anne Verger. Elle est également la créatrice d’une revue, Le journal ecclésiastique, lancée en septembre 1760. Chaque semaine, elle publie dans les Annonces affiches, nouvelles et avis divers pour la ville de Nantes plusieurs loteries ainsi que la liste des ouvrages parus chez elle. La veuve Vatar est l’image même d’une femme dynamique et entrepreneuse, favorisée par son milieu social et familial, dans lequel elle a pu apprendre toutes les compétences nécessaires à la gestion d’une telle entreprise. Le statut de la veuve en corporation facilite cette ascension et la veuve Vatar est la preuve que des femmes peuvent entreprendre dans des milieux professionnels autres que ceux issus du commerce ou de l’habillement.
Gouache sur papier, Portrait d'Anne-Charlotte de Lorraine-Brionne, Niklas Lafrensen
Date du document : vers 1775
Veiller sur les veuves : un devoir d’assistance
Cependant, son cas reste exceptionnel : une fois le maître décédé, toutes les veuves ne jouissent pas d’une liberté inconditionnelle et leurs droits dépendent entièrement des corporations auxquelles leurs époux appartenaient. Les jurandes ont un « devoir d’assistance matérielle » envers elles : il ne s’agit pas seulement de les autoriser à poursuivre l’exercice de leur mari, mais plutôt d’alléger à leur égard la jurisprudence de la corporation. Ainsi, leurs privilèges sont aussi variés qu’ils sont inégaux.
Ce devoir d’assistance prend de multiples formes et dépend de chaque communauté de métier. Les maîtres perruquiers autorisent par exemple la location de la maîtrise : les veuves peuvent ainsi louer à d’autres perruquiers, les privilèges d’exercice de leur défunt mari. À partir du moment où une veuve loue ses privilèges, elle est tenue de ne plus pratiquer elle-même l’exercice de sa profession. La veuve Raynaud, continue d’exercer après la mort de son époux maître perruquier, en prenant en apprentissage le « nomé Maturin Massier domestique pour lui aprandre a coiffé et rasé » en mai 1779. Autoriser les veuves à poursuivre l’apprentissage malgré le décès de l’époux, indique un « savoir-faire professionnel […] hautement réputé ». Malgré cela, la veuve Raynaud abandonne la poursuite de son exercice et loue ses privilèges en juillet 1780.
Si la corporation des maîtres perruquiers n’interdit pas aux veuves de maîtres d’exercer la profession ou de tenir boutique, comme c’est le cas pour les veuves de maîtres chirurgiens, elle les incite fortement à louer leurs privilèges. La location leur confère en effet une forme de revenu et elle remplit les mêmes devoirs protecteurs envers elles que le droit de pratiquer l’activité, traditionnellement accordé aux veuves des autres corps de métiers. Cela n’empêche pas toutefois certaines veuves de jouer sur les deux tableaux : en 1779, Angélique Belloth, veuve du maître perruquier Louis Ferrand, loue le privilège de celui-ci à Théophile Provot perruquier pour le temps de neuf années. Mais en 1784, le sieur Crouchet, un perruquier sans autorisation d’exercer, est arrêté en possession des cartes de visites appartenant à la veuve Belloth, pour qui il travaille. Angélique Belloth utilise ainsi son droit de location afin d’obtenir un revenu supplémentaire, tout en continuant d’exercer son métier et de tenir boutique, malgré que cela lui soit formellement interdit.
La communauté des maîtres tailleurs favorise un autre moyen afin d’apporter assistance aux veuves de maîtres : interdites de location, elles doivent poursuivre les activités de leur mari, en embauchant obligatoirement au moins un garçon tailleur envoyé par la corporation, et en le faisant « coucher chez elle [loger chez elle] ». Nombreuses sont alors celles qu’on appelle les veuves maîtresses tailleuses, à outrepasser ces règlements et à louer à leur nom, les privilèges qu’elles ont acquis par le décès de leur époux. En 1763, les veuves maîtresses tailleuses Peste, Sausay, Desbrosses, Fresnay et Cicard sont accusées de louer à des garçons tailleurs leurs privilèges de maîtrises, non seulement en endossant l’entièreté de la somme, mais en plus de cela, en poursuivant bien souvent leurs activités à côté. Face à ces débordements, certains maîtres tailleurs adressent au Parlement de Bretagne une plainte afin d’interdire officiellement aux veuves de maîtres la possibilité « d’affermer [les] privilèges de maîtrise [de leur défunt époux] ».
Les propos employés par les maîtres tailleurs dans cette supplique adressée au Parlement sont ambivalents : s’ils accusent ces veuves d’être cupides, pernicieuses ou ignorantes, de spolier la communauté toute entière et de tromper le public par des ouvrages gâtés, ils modèrent leurs propos en ajoutant « qu’il est biens naturel [de les aider] que ne pouvant pas par elle-même travailler du dit mettier, il leur faut de bons ouvriers pour contenter leur pratique aussi la communauté se flatte d’y veiller avec exactitude ». Sous prétexte qu’elles sont dans l’incapacité physique et technique de poursuivre les activités après la mort de leur époux, la communauté se doit de les aider. Il s’agit ici d’un discours de subordination : la veuve est dépendante de la communauté et doit le rester. La corporation se place dans un rôle paternaliste, elle a pour devoir de subvenir aux besoins des veuves mais en choisissant toujours la meilleure manière pour y parvenir.
L’affaire de la veuve Rodde ou les limites du système corporatif
En 1746, débute une affaire juridique opposant la corporation des maîtres tailleurs de Nantes et la dame Rodde, veuve d’un maître tailleur. Révélatrice des limites de ce système paternaliste qui vise à protéger les veuves de maîtres en favorisant l’assujettissement de ces dernières par l’instauration d’une aide permanente plutôt qu’une autonomisation réelle au travail, elle présente une femme consciente de sa situation et de sa position familiale avantageuse.
À la mort de son époux aux alentours de 1740, la veuve Rodde reprend la boutique de son mari comme l’autorisent les règlements de la corporation. Deux années à peine se sont écoulées lorsque la veuve Rodde se trouve endettée de plus de 11 000 livres. La somme, exorbitante, peut être le fruit de dettes antérieures contractées par son défunt époux. Il se peut également que la veuve Rodde soit une très mauvaise gestionnaire en matière de commerce. Quoiqu’il en soit, la veuve s’adresse à la communauté des maîtres tailleurs afin qu’ils se chargent de régler ses dettes, comme l’autorisent les règlements de la communauté. Mécontents de participer à ce remboursement qui exige nécessairement la participation financière de l’ensemble des maîtres tailleurs, certains s’expriment à ce sujet et manifestent leur refus ou leur réticence à participer à l’acquittement du crédit de la veuve Rodde. Soupçonnée d’avoir usurpé le montant de la dette afin d’extorquer la corporation, quelques maîtres exigent que soient vérifiés les livres de comptes tenus par la veuve. L’affaire s’étire dans le temps et ne prend fin qu’en 1753 par l’intervention du Parlement de Bretagne. Quelle que puisse être la vraie raison pour laquelle la veuve a contracté cette dette, le fait qu’elle fasse appel à la communauté de son défunt mari prouve qu’elle connaît suffisamment bien les rouages de cette organisation pour en profiter, voire en abuser.
Si, dans un premier temps, les veuves de maîtres obtiennent une certaine liberté, il n’est pas question pour elles d’exercer comme bon leur semble. Leur travail est organisé par les communautés de métier pour qu’elles puissent subvenir à leurs besoins. Pour cela, les moyens divergent : la location de maîtrise quand elle est autorisée, constitue un revenu qui met à l’abri ses propriétaires. Lorsque celle-ci est interdite, il est permis aux veuves d’exercer le métier mais sous certaines conditions, en imposant notamment la présence d’un garçon.
Cette surveillance exercée par la corporation se veut bienveillante et prétend assurer la sécurité de celles qui ont aidé et parfois partagé la profession d’un ancien membre. Sans appartenir à la corporation, les veuves de maîtres n’en sont pas non plus de simples spectatrices : les cas des veuves Rodde, Sausay ou Tramasseur montrent comment ces femmes ont conscience de leur place au sein de la communauté et savent parfaitement profiter de leur veuvage.
Gillian Tilly
2022
En savoir plus
Bibliographie
Tilly Gillian, Les femmes dans le travail artisanal à Nantes au XVIIIe siècle. Identités et affirmations professionnelles, la construction des savoir-faire par les artisanes, Mémoire de master 2 d’histoire, David Plouviez et Samuel Guicheteau (dir.), Université de Nantes, 2021
Micheletto Zucca Beatrice, Lemonnier-Lesage Virginie, Jourdain Virginie, Bellativis Anna (dir.), « Tout ce qu’elle saura et pourra faire », Femmes, droits, travail en Normandie du Moyen Âge à la Grande Guerre, Rouen, PURH, 2015
Lanza Janine, « Les veuves dans les corporations parisiennes au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 56-3, 2009/3, pages 92 à 122
Truant Cynthia, « La maîtrise d’une identité ? Corporations féminines à Paris aux XVIe et XVIIIe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°3, 1996, pp. 1-12
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Le travail à Nantes au 18e siècle avec Gillian Tilly (Passion Modernistes)
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Rédaction d'article :
Gillian Tilly
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