Rapport à la Bretagne
« Vous êtes breton ?
– Pas tout à fait… Je suis de la Loire… Seulement, j’ai fait une partie de mes études à Nantes…
Une moue ! La moue des Bretons de la côte à qui on parle des Bretons de l’intérieur et surtout des demi-Bretons de la région nantaise. »
Ce « Je suis de la Loire » sonne un peu faux, mais ce dialogue, imaginé par Georges Simenon dans Le Port des Brumes en 1931, met bien en scène une question récurrente, celle de l’appartenance de Nantes à la Bretagne ; il suggère la difficulté de la réponse quand les Bretons eux-mêmes ne sont pas d’accord sur ce qui fait l’identité de l’ancienne province. Privée de son support territorial depuis 1790, la Bretagne n’est plus qu’un « ressenti », peut-être la « province de l’âme » chère à Julien Gracq, un système de représentations auquel chacun peut adhérer, ou non, qu’il soit de Nantes ou d’ailleurs. Pourtant, la question des limites, des frontières régionales, fait régulièrement débat et se cristallise sur le rattachement de la Loire-Atlantique à la région administrative créée en 1956.
Les partisans de ce rattachement postulent le caractère quasi immuable du territoire breton et la bretonnité de Nantes au risque parfois de malmener l’histoire.
Affiche,  La Bretagne à travers les âges 
Date du document : 1910
Nantes et la construction du territoire breton
Le comté de Nantes, dont l’étendue correspond aux limites de l’actuel département, se dessine au Haut Moyen Âge. La Bretagne « historique » naît en 851 de la victoire d’Érispoé sur le carolingien Charles le Chauve. Reconnu roi, il contrôle les comtés de Rennes, Nantes et le pays de Retz. Ce royaume ne résiste pas aux assauts des Vikings. Quand Alain Barbetorte les chasse de Nantes en 937, il ne contrôle que la partie méridionale de l’ancien royaume. L’existence de cet État est mise en cause par les rivalités entre les comtes de Rennes et de Nantes qui cessent lorsque Hoël de Cornouaille devient duc en 1066. Les limites de la Bretagne ne changent plus jusqu’en 1790, situation exceptionnelle en Europe.
Pendant 700 ans, Nantes fait donc partie de ce territoire breton. Plus grande ville du duché, elle n’en est pas la capitale car les ducs se déplacent et les instances du pouvoir se dispersent au gré de cette itinérance. À la fin du 15e siècle, François II marque sa préférence pour Nantes et construit un château, où naît sa fille Anne ; c’est le dernier de la période ducale et de la quasi-indépendance bretonne.
Nantes, une ville dans la province de Bretagne
De 1532 à 1790, la Bretagne est une province du royaume de France ; siège du Parlement puis de l’Intendance, Rennes assume le rôle de capitale administrative. Ses diverses compétences l’inscrivent fortement dans le territoire de sa province alors que Nantes, qui se lance à la fin du 17e siècle dans le grand commerce océanique, s’ouvre sur un espace beaucoup plus vaste. Cette participation nantaise à l’économie monde, par le commerce triangulaire par exemple, modifie les relations avec l’espace historique. Alors qu’au 16e siècle l’essentiel du commerce maritime de Nantes était fait avec la Bretagne, avec les 123 petits ports du duché identifiés par l’historien Jean Tanguy, à la fin du 18e siècle 80% du tonnage provient du trafic avec les colonies. Les productions débarquées à Nantes viennent essentiellement des « Isles à sucre » des Antilles, elles sont revendues dans l’Europe entière. La porte bretonne est devenue une porte océane.
Char de Nominoé, libérateur de la Bretagne
Date du document : 1910
Nantes et la Bretagne virtuelle
Au sens administratif, la Bretagne disparaît en 1790, découpée en cinq départements. Dès septembre 1789, 136 des 210 paroisses du futur département de la Loire-Inférieure, avaient décidé de renoncer aux privilèges de la province de Bretagne et d’adhérer aux principes de la nuit du 4 août. Le 22 novembre 1789, les députés du comté nantais justifient la fin de la province administrative et s’opposent aux nobles du Parlement de Bretagne : « Les Bretons seront-ils moins bretons parce qu’ils sont devenus français ? Chériront-ils moins la liberté parce qu’ils en auront fait jouir les autres ? Seront-ils moins une grande famille parce qu’ils se seront partagés en cinq tribus ? » Le premier débat sur le découpage a bien un fondement idéologique : il met aux prises partisans et adversaires de la Révolution.
Tout au long du 19e siècle, Nantes entretient une relation ambivalente, voire contradictoire, avec la Bretagne. Les notables manifestent leur intérêt pour le passé breton et pour une société encore marquée par le conservatisme social. La Société archéologique, fondée en 1845, est une émanation de l’Association bretonne : le tiers de ses membres appartient au clergé et à la noblesse. Alors que l’histoire des grandes figures bretonnes est mise en avant (un projet de panthéon breton est proposé par Léon Séché en 1897), les immigrés bas-bretons sont, eux, souvent stigmatisés et mis à l’index.
Village breton
Date du document : 1910
Nantes et les Bretagnes
La donne change au 20e siècle. L’image de la Bretagne se modifie progressivement. La guerre de 1914 -1918 a prouvé son attachement à la France et à la République. La reconnaissance de la culture bretonne peut se faire sans arrière-pensée idéologique et, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, Nantes participe activement à la mise en scène du folklore breton, à la conservation de son patrimoine, notamment au Musée d’art populaire régional du Château des ducs de Bretagne. Ce mouvement culturel et mémoriel est arrêté par la compromission d’une minorité de nationalistes bretons avec les Allemands entre 1940 et 1944. Il reprend dans les années 1960 et s’amplifie alors que l’image de la Bretagne s’inverse : les mutations économiques qu’elle connaît alors, le dynamisme de sa revendication patrimoniale construisent une représentation attractive de la région.
Traou mad e marchat mad
Date du document : 20e siècle
Les stéréotypes du « plouc » et de Bécassine sont rangés au magasin des accessoires. Cette participation de Nantes et du département à la « Bretagne culturelle » s’exprime par l’adhésion en 1977 à la Charte culturelle bretonne. Elle est confirmée en 1994 par le choix de la ville, mais aussi de la Loire-Atlantique et des Pays de la Loire, de financer la création à Nantes d’une Agence culturelle bretonne. Les panneaux routiers annoncent dorénavant « Nantes-Naoned ». Ces initiatives symboliques prennent en compte l’enjeu politique qui apparaît lors des élections municipales de 1977 : les deux listes en concurrence donnent des gages de la bretonnité de la ville, stratégie qui s’est imposée depuis.
Papillon publicitaire pour la bonneterie Kerguiduff
Date du document : 20e siècle
Si la reconnaissance d’un passé et d’un héritage bretons fait désormais consensus, la question du découpage administratif fait débat. Les milieux économiques, notamment la Chambre de commerce, ont défendu depuis 1919 une région économique plus large et ont refusé, jusqu’au milieu des années 1950, l’idée d’une intégration à la Bretagne alors considérée comme sous-développée. Outre la volonté de faire reconnaître une aire d’influence nantaise plus étendue, les acteurs économiques, et aussi les édiles, défendent la fonction de capitale régionale de Nantes, fonction difficile à imposer dans le cas d’une région réunissant Nantes et Rennes.
Brochure promotionnelle, Amieux Frères
Date du document : 1931
La création des Pays de la Loire en 1956, dont Nantes est la capitale, est contestée depuis les années 1970 par ceux qui réclament une restauration de la Bretagne historique et estiment que le découpage de 1956 reprend celui de Pétain en 1941.
Manifestation pour le rattachement administratif de Nantes à la région Bretagne, ici devant le théâtre Graslin
Date du document : 06-2001
Ces militants du Comité pour l’unité administrative de la Bretagne (1980), devenue Bretagne unie, associent identité et territoire, considérant que la Bretagne est une et indivisible. L’histoire montre pourtant que plusieurs découpages, militaire, religieux, judiciaire, académique, se sont superposés sans remettre en cause les singularités d’une Bretagne toujours plurielle. La logique du sol semble trouver ses limites à Nantes, ville carrefour, ville de brassage, ville de confluence.
Didier Guyvarc’h, Alain Croix
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)
En savoir plus
Bibliographie
Guyvarc’h Didier, La construction de la mémoire d’une ville : Nantes, 1914-1992, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1997
Bensoussan David, « Aux origines du découpage régional, la création d’une province de Bretagne par Vichy et ses antécédents », dans Le Page, Dominique (dir.), 11 questions d’Histoire qui ont fait la Bretagne, Skol Vreizh, Morlaix, 2009, p. 94-120
Croix Alain, « Nantes est-elle bretonne ? », Place Publique Nantes Saint-Nazaire, n°10 et 11, juillet-octobre 2008
Croix Alain, « Malloz ruz d’ar Vretoned ? Nantes et la Bretagne (1485-1794) », dans Nantes et la Bretagne, quinze siècles d’histoire, Skol Vreizh, Morlaix, 1996, p. 93-104
Le Page Dominique, Nantes en Bretagne ? Nantes et la Bretagne du Moyen Âge à nos jours : un regard d'historien sur le découpage régional, Skol Vreizh, Morlaix, 2014
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Rédaction d'article :
Didier Guyvarc’h, Alain Croix ,
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