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Pauvres


Les pauvres nantais sont à l’image de ceux des autres villes, à cela près que la taille de Nantes, son pouvoir d’attirance, les difficultés particulièrement aiguës qu’elle affronte à certains moments lui ont parfois donné un rôle pionnier.

Qu'est-ce qu'un pauvre ?

La notion même de pauvre a beaucoup moins évolué, au fil des siècles, qu’on ne l’imagine souvent. Elle se caractérise par deux critères principaux : l’incapacité à vivre de son seul travail, en raison d’une infirmité quelconque ou de l’âge, et la grande fragilité économique qui peut réduire un pauvre travaillant au statut d’assisté en raison de la privation de travail ou, sous l’Ancien Régime au moins, de l’envolée du coût de la vie – de la survie parfois – lors des disettes et des famines.

L’indispensable complément de revenu a simplement pris des formes nouvelles, en passant du recours aléatoire à la charité à l’organisation d’assurances sociales structurées.

Des « pauvres gens mécaniques » menacés de mourir de faim en 1532 ou « à présent mendiant pour la nécessité du temps » en 1580 au « travailleur pauvre » d’aujourd’hui, la continuité est forte : la principale différence tient dans la soudaineté de l’envolée du nombre des pauvres ayant besoin d’assistance, en raison des crises aggravées par l’afflux des pauvres ruraux aux 16e et 17e siècles, une année sur quatre en moyenne.

Le pauvre se définit aussi, plus ou moins ouvertement, par la légitimité que lui reconnaissent les autorités ou la société. Sauf s’il est malade ou infirme, le pauvre « étranger » est, à certains moments au moins, rejeté : c’est le cas ainsi aux 16e et 17e siècles pour ceux qui ne sont pas originaires de la ville, que des « sergents des pauvres » puis des « chasse-gueux » expulsent ou empêchent d’entrer, une mesure qu’accompagne souvent la distribution d’une petite aumône dont le nom, la « passade », indique bien l’intention.

Le rêve d'une ville sans pauvres

Derrière, certes, la très grande ville « populaire » qu’est Lyon, Nantes est pionnière dans l’évolution du traitement réservé aux pauvres lors du grand passage de la simple charité chrétienne au traitement administratif, observé partout en Europe aux 16e et 17e siècles. Chaque génération apporte sa pierre à la construction d’une idéologie et d’une organisation achevée en 1650, à l’intention bien entendu des seuls pauvres « indigènes ».

Du temps médiéval du pauvre « frère en Jésus-Christ » restent, au début du 16e siècle, un geste symbolique comme le lavement des pieds de douze pauvres sous le portail de la cathédrale, pratiqué le jour de la Fête-Dieu, et surtout l’organisation d’aumônes dans les temps de crise : en 1532 ainsi, des milliers de personnes, en rangs par deux, reçoivent deux fois par jour un morceau de pain et une soupe aux fèves. Mais le temps de la réglementation, de l’isolement et du travail forcé n’est pas loin : l’aumône individuelle est ainsi interdite en 1568, le travail forcé introduit en 1597 pour tous les pauvres de plus de douze ans, employés à réparer les remparts, curer les rues et construire des quais pour un salaire inférieur de moitié à celui des manœuvres. Ce durcissement correspond à la montée des peurs, de nature sanitaire surtout – les rassemblements de pauvres apporteraient la peste – et des coûts : en 1597, la Ville dépense 50 000 livres pour l’assistance et le travail forcé, plus que l’ensemble de ses ressources de l’année.  

C’est ainsi que naît, au tournant du siècle, l’idée de rentabiliser l’assistance et d’en contrôler l’efficacité. Cela se traduit par des mesures concrètes, par exemple enchaîner les pauvres aux tombereaux avec lesquels ils curent les rues en 1632, et aussi par l’idée d’enfermer les pauvres, appliquée pour la première fois, ponctuellement, en 1623. L’aboutissement en est un règlement adopté en 1650, qui utilise le système hospitalier jusque-là limité à l’accueil des pauvres malades ou infirmes. En installant au Sanitat, hôpital réservé aux pestiférés mais libéré par la disparition de la maladie, ce qui s’appelle bientôt un « hôpital général », la Ville se débarrasse de tous les pauvres valides, nés à Nantes ou y résidant depuis six ans au moins, âgés de plus de dix ans, et célibataires ou vivant seuls, en grande majorité donc de tout jeunes gens. Elle promeut les nouvelles valeurs du temps : travail (on les forme aux métiers du textile), piété (la prière est obligatoire et contrôlée) et discipline (par des privations alimentaires notamment). L’ambition relève du rêve : le nombre des pauvres concernés reste infime en dehors d’années exceptionnelles comme celle de la famine de 1662, l’enfermement n’est plus respecté dès 1654, et l’encadrement religieux a disparu dès 1662. Il n’empêche que cette volonté de traiter la pauvreté par des solutions administratives marque un tournant essentiel autant qu’une illusion.

Les pauvres bien présents

Même si l’essor économique du 18e siècle occulte quelque peu la réalité de la pauvreté, celle-ci reste évidemment bien présente, d’autant que la ville attire, par milliers, des prolétaires qui espèrent y trouver une vie meilleure. Au siècle suivant, la remarquable enquête menée en 1835 dans une perspective saint-simonienne par deux médecins, Ange Guépin et Eugène Bonamy, décrit les « modes d’existence des différentes classes de la société ». La pauvreté, définie par la faiblesse des revenus, concerne les « ouvriers pauvres » et « les ouvriers misérables », l’extrême misère se situant au-dessous de 300 francs par an (l’ouvrier aisé gagne de 600 à 1 000 francs). Les ouvriers les plus pauvres logent dans des « cloaques ouverts sur la rue », sans air et sans soleil, « l’air est humide et froid », « des murs, suinte une eau sale », « l’odeur est fétide » et le mobilier se résume à quelques paillasses. Au-delà de la description, l’analyse montre les liens de la pauvreté avec le peu d’éducation, l’alcoolisme, et la maladie. Les enfants, « se soumettent à de pénibles travaux » et manquent « d’une nourriture saine et de vêtements propres ». Ils ont faim et l’absence d’éducation prive l’humanité d’éventuels « génies ». Évitant les condamnations morales de salon, l’analyse de l’alcoolisme des hommes et des femmes renvoie à l’absence de loisirs culturels ou artistiques. Masquée dans certains quartiers par le « mélange des diverses classes », l’injustice sociale se révèle à l’échelle de la rue. Dans les rues pauvres, rue de la Bastille, rue Saint-Jacques, rue des Olivettes, on meurt plus que dans les « rues riches ». On meurt six fois plus rue des Fumiers que sur le « boulevard » et la mortalité infantile atteint 465% dans les rues pauvres contre 88% dans les « rues riches ». L’arrivée « d’immigrants » venus des campagnes bretonnes dans les quartiers pauvres conforte l’image négative de la misère, source de mendicité, de prostitution et de maladies.

La sensibilité de ces populations aux crises économiques, aux aléas climatiques ou aux épidémies est très forte. Pendant l’hiver 1828-1829, dans une ville de 80 000 habitants, plus de 14 000 indigents sont secourus par les œuvres d’assistance et ils sont encore 20 000 durant l’hiver 1846-1847. C’est généralement dans les quartiers pauvres que le choléra est le plus meurtrier en 1832, 1849, 1854, 1866, 1884, 1892…

En 1925, Pierre Rocher, journaliste au Populaire de Nantes, entreprend une série de reportages sur la question du logement à Nantes. Le nombre d’habitants logeant dans des « locaux insuffisants ou surpeuplés » atteint 50% de la population. C’est plus que la moyenne nationale (18%) et plus qu’à Lille, Paris ou Marseille. Dans des termes voisins de ceux de Guépin et Bonamy, il décrit la « lèpre de Nantes », l’absence de soins donnés aux enfants, le manque de nourriture, le fléau des maladies et l’angoisse quotidienne de la tuberculose. Il esquisse une géographie de la pauvreté : le quai de la Fosse, le Marchix, Barbin, la chaussée de la Madeleine, Roche-Maurice mais aussi des rues du centre comme la rue des Carmes, autant de lieux de mémoire de la pauvreté à Nantes.

La lutte contre la pauvreté ressort de la charité mais aussi du paternalisme qui en est la variante patronale. Quant à la solidarité, elle s’exprime par le biais des aides municipales ou syndicales comme le rappellent les images de soupes populaires, autres lieux de mémoire de la pauvreté nantaise.

La pauvreté contemporaine

Après la guerre, la Reconstruction efface la misère du Marchix en la déplaçant vers les cités provisoires qui apparaissent à la périphérie de la ville. L’urbanisme des années 1970-2000, la tertiarisation et la gentrification du centre l’effacent peu à peu de Barbin ou de la chaussée de la Madeleine. Résiduelle dans le centre, la pauvreté va peu à peu devenir périphérique sans franchir pour autant les limites communales à l’intérieur desquelles on construit les grands ensembles qui accueillent les populations aux revenus les plus bas. C’est ce qui explique qu’en 1999, le taux de pauvreté soit plus fort à Nantes que dans les communes de banlieue (17,2% contre 8,1%).

Au début du 21e siècle, la pauvreté prend des formes nouvelles et fluctuantes. Dans le centre, elle concerne principalement des personnes isolées, des personnes âgées, parfois des étudiants. En périphérie, les travailleurs pauvres, les chômeurs sont plus nombreux. En 2006 la part des ménages sous le seuil de bas revenus, de 14% dans le centre de la ville, atteint 21,6% dans les quartiers de Bellevue -Chantenay – Sainte- Anne. Elle reste élevée dans le nord de Nantes, dans les quartiers des Dervallières, de la Bottière, de Malakoff et même dans l’Île de Nantes. Aux marges extrêmes de la pauvreté, l’exclusion, difficile à évaluer, concerne environ 500 personnes dans le centre de Nantes, qui se réfugient jusque vers minuit dans la gare ou dans des centres d’hébergement d’urgence saturés dès le milieu de la matinée en période de grand froid.

Nantes, dont le dynamisme ne se dément pas, est aujourd’hui la moins pauvre des villes de la Région, mais le nombre des exclus ne fléchit pas, et il augmente même de façon inquiétante chez les jeunes de 18 à 30 ans.

Jean-Pierre Branchereau, Alain Croix
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)

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Rédaction d'article :

Jean-Pierre Branchereau, Alain Croix

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