Ouvriers
La part ouvrière de la population nantaise est certainement celle dont l’histoire a longtemps été la plus mal connue, en dehors de quelques épisodes spectaculaires, jusqu’à la publication en 2017 de l’Histoire populaire de Nantes.
Les premiers ouvriers
Nantes est depuis longtemps une grande place économique : un monde du travail industriel s’y affirme donc dès le 18e siècle. En 1804, 4 300 livrets sont remis à des salariés, pour la plupart ouvriers de l’industrie (3 800), employés notamment dans le textile, la confection, la métallurgie ou encore le bâtiment. Et il faut encore compter les portefaix, les femmes, les enfants.
Tous ces ouvriers travaillent dans des cadres variés : des échoppes fortes de quelques compagnons, isolés à domicile ou, dès 1785, des indienneries employant deux cents hommes et femmes. À certains égards, la révolution industrielle commence en effet dès la fin du 18e siècle.
En 1835, Ange Guépin et Eugène Bonamy distinguent les ouvriers aisés, souvent membres d’un compagnonnage, et les misérables, pour qui « vivre, c’est ne pas mourir ». Fiers de leur qualification, les ouvriers se sentent membres d’un métier : leurs organisations sont professionnelles et masculines. Tandis que certains ouvriers qualifiés viennent de loin, tels les compagnons du Tour de France ou certains indienneurs suisses, d’autres, peu ou pas qualifiés, fuient la misère des campagnes environnantes.
Or, les ouvriers qualifiés et organisés écartent rudement les concurrents – femmes, ruraux, journaliers – auxquels les patrons recourent en vue de mieux contrôler leur main-d’œuvre et de réduire les salaires. S’ils ne sont pas animés par une conscience collective, les ouvriers engagent néanmoins des luttes virulentes, voire concomitantes, par exemple autour de la grève des maçons de l’été 1836.
Ils avancent des revendications similaires, touchant bien sûr au salaire, voire au contrôle de l’embauche, mais aussi à l’affirmation de leur dignité : de nombreux ouvriers refusent de se soumettre à une police du travail de plus en plus draconienne depuis la fin de l’Ancien Régime et espèrent bénéficier, dans le domaine du travail, des libertés fondamentales proclamées par la Révolution française ; en 1830, les ouvriers participent aux affrontements du 30 juillet, puis avancent leurs propres revendications, notamment contre les machines, et nouent des liens avec les républicains. Chez certains, ainsi les tailleurs d’habits, une conscience ouvrière se dessine dans ces années 1830.
Livret d'ouvrier
Date du document : 1845
Nantes, ville ouvrière
Du milieu du 19e siècle au milieu du 20e siècle, l’industrie se développe, grâce au succès de certaines activités agroalimentaires et métallurgiques : raffinerie, conserverie, biscuiterie, construction navale et mécanique. Nantes s’affirme alors pleinement comme une cité industrielle, ce qu’atteste la création d’un tribunal de prud’hommes en 1840. Si l’artisanat conserve longtemps son importance, de grandes entreprises apparaissent : chantiers navals, Manufacture des tabacs, usine des Batignolles… Le monde ouvrier augmente (à l’échelle de l’agglomération, on passe de 15 000 ouvriers en 1850 à 35 000 en 1939) et change (en 1939, la moitié des ouvriers sont des métallurgistes). Il se renouvelle aussi : aux Bas-Bretons, concentrés à Chantenay, succèdent les immigrés extérieurs à une nation que la République unifie profondément à partir de 1880. L’Italie fournit des maçons ; la Première Guerre mondiale voit arriver des Espagnols et des Maghrébins ; les Batignolles emploient de nombreux ouvriers d’Europe centrale.
Si ces immigrés connaissent la misère (16 000 indigents en 1884), l’essor du mouvement ouvrier favorise leur intégration. Cet essor est favorisé par la conquête du suffrage universel lors de la révolution de 1848, comme en témoigne alors la formation du Club de l’Oratoire, puis par la diffusion du syndicalisme (25% des ouvriers de l’agglomération sont syndiqués en 1914), enfin par l’enracinement de la démocratie de masse qui s’accompagne de la création des partis socialiste et communiste. S’il s’accommode longtemps de la présence de figures extérieures au monde ouvrier (Ange Guépin, Michel Rocher, Charles Brunellière), le mouvement ouvrier, une fois organisé et élargi, produit ses propres responsables à partir de la fin du 19e siècle. De grands moments de lutte (la grève d’avril 1893 mobilise plus de la moitié des ouvriers) favorisent la diffusion d’une conscience de classe chez les ouvriers nantais : tout en s’inscrivant dans le contexte national, celle-ci revêt à Nantes une certaine originalité, du fait de l’importance du courant anarcho-syndicaliste, enraciné dans la Bourse du travail.
Cependant, l’essor du mouvement ouvrier n’est pas linéaire, en raison de durs revers (depuis la répression contre la société secrète républicaine La Marianne en 1855 jusqu’à celle qui frappe les dockers en 1907), et de graves errements : ancien partisan de la grève générale, Aristide Briand devient l’homme de la répression, dénoncé par Jules Grandjouan ; le député-maire socialiste Auguste Pageot vote les pleins pouvoirs à Pétain. De plus, d’autres courants se développent parmi les ouvriers nantais : un groupe de jaunes stipendiés par le patronat se forme sur les quais en 1905 ; le mouvement catholique se développe, s’adressant notamment aux femmes, comme le montre la création de syndicats de lingères et de couturières rassemblant patronnes et salariées dans les années 1890, puis élargissant son influence avec la création de la Confédération française des travailleurs chrétiens.
Ouvriers des Forges et aciéries de Basse-Indre
Date du document : 1897
Toutefois, la conscience de classe imprègne bien une grande partie des ouvriers nantais pendant la grande époque de luttes des années 1930 aux années 1950. Issu de la mobilisation antifasciste de février 1934 et de la volonté de surmonter la crise économique et sociale (5 000 ouvriers subissent le chômage en 1934), le Front populaire est marqué par le succès électoral, l’occupation des usines et la poussée des communistes. Ces derniers jouent un rôle très important dans la Résistance, qui mobilise notamment des ouvriers d’origine étrangère, Italiens et Espagnols. Enfin, au temps de la Guerre froide, marqué par la création de Force ouvrière sous l’impulsion d’Alexandre Hébert, la grève des métallurgistes en 1955 se caractérise par une réelle violence, la police tuant même un manifestant lors des échauffourées des 18 et 19 août. Durant cet apogée d’un monde ouvrier, les temps forts de la vie ouvrière, à l’instar des lancements de navires, s’articulent aux hauts lieux du mouvement ouvrier (la Bourse, le Champ-de-Mars) pour forger une identité, qui associe mémoire, fierté et solidarité.
Gouache sur papier,  Intérieurs de l'usine LU. La fabrication de la pâte 
Date du document : 1955
Les bouleversements du dernier demi-siècle
Le monde ouvrier nantais commence à décliner, sur le plan numérique, dès les années 1970, parce que des entreprises glissent vers la périphérie ou, pour l’industrie lourde, vers l’aval, et aussi en raison de la désagrégation du tissu industriel, dont le symbole est la fermeture des chantiers navals en 1987. Son renouvellement, en outre, change l’échelle : au lieu d’immigrés issus des campagnes proches ou de Basse-Bretagne arrivent, de plus en plus, des travailleurs du Portugal, du Maghreb voire de plus loin encore, dont l’intégration dans la culture ouvrière est un peu plus difficile et lente, pour des raisons linguistiques et aussi parce que beaucoup, dans les premiers temps au moins, considèrent que leur séjour est provisoire, le temps d’amasser un pécule. La précarisation de ces ouvriers est donc voulue, et elle est renforcée à partir de 1973 par la restriction des conditions d’immigration – visant les familles, notamment –, en même temps que par les progrès de l’intérim puis des contrats à durée déterminée.
Caissières d'un hypermarché Carrefour
Date du document : 02-06-2012
L’accumulation de ces évolutions fait qu’à la fin du 20e siècle, selon la formule du sociologue Stéphane Beaud, « les ouvriers existent, mais on ne les voit plus », tandis que se dissout le « vote ouvrier ». Le terme, en même temps, se galvaude : il sert souvent à désigner ce qui n’est pas ouvrier, ou pas vraiment ouvrier : le restaurant ouvrier, avec son menu ouvrier, le stage ouvrier de l’élève de l’École polytechnique de Nantes, et de plus en plus rarement une situation professionnelle, ce qui rend plus difficile la conscience d’une identité de classe. Même s’il reste, par exemple, les cheminots, les ouvriers d’aujourd’hui sont, à bien des égards, les employées des chèques postaux et les caissières et magasiniers des hypermarchés, voire les employés municipaux, mais il est rare qu’ils soient perçus comme tels. Les mêmes phénomènes s’observent dans la plupart des villes françaises, mais il y a peut-être, à Nantes, une dimension spécifique, dans le domaine de la mémoire ouvrière.
Chantenay, la cité ouvrière du Bois-Hardy
Date du document : Début 20e siècle
Nantes a longtemps eu en effet une vraie mémoire ouvrière : celle des grandes manifestations emblématiques, depuis les « soupes communistes » des dockers du début du 20e siècle jusqu’aux manifestations massives, des métallurgistes en 1955 et interprofessionnelle en 1968 ; celle des grands événements ouvriers que sont par exemple les lancements de navires. Celle aussi qu’ont nourrie les si puissantes œuvres de Jules Grandjouan, un des très rares artistes nantais qui ait su ou voulu représenter l’effort dans le travail, et bien sûr cette géniale mise en images de la mémoire ouvrière que réalise Jacques Demy dans Une chambre en ville.
Camping du comité d'établissements SFAC Batignolles, à Pénestin
Date du document : années 1950
Mais le dernier lancement de navire date de 1986, et le film de Demy de 1982 : l’emblématique grève des ouvrières de Chantelle, plus récente pourtant (1994), n’a guère laissé d’« images » en dehors de l’univers militant. Les lieux de la mémoire ouvrière ont disparu : les salles de réunion, la Bourse du travail, voire le Champ-de-Mars, sans que d’autres s’y substituent. Le site des chantiers navals, malgré la préservation du bâtiment de la direction et de certaines halles d’assemblage, est devenu un espace ludique et culturel, comme celui de LU, dont même le sigle a été recouvert par le nom de Lieu Unique.
Nantes a eu une grande histoire ouvrière et en a gardé très peu mémoire, alors que les porteurs naturels de la mémoire ont bien été présents : même si le Centre de documentation du mouvement ouvrier et du travail (CDMOT) n’est plus « ouvrier » puisque aujourd’hui Centre d’histoire du travail, son travail de mémoire est bien là, essentiel, et des associations œuvrent ou ont œuvré autour de la Navale, des Batignolles et de la centrale de Cheviré. Il y a même eu, pendant le dernier quart du 20e siècle, à l’échelle locale puis nationale, un travail conceptuel dans le laboratoire créé par Michel Verret, le Lersco (Laboratoire d’études et de recherches sociologiques sur la classe ouvrière).
Affiche,  Le Populaire de Nantes 
Date du document : Vers 1910
Il y a bien pourtant bien eu un déficit d’histoire. Nantes n’est guère perçue aujourd’hui, même d’un point de vue purement historique, comme la ville ouvrière qu’elle est pourtant depuis le 18e siècle au moins. Et aussi certainement une évolution idéologique profonde : l’histoire et la mémoire ouvrière sont notamment celles de conflits, celles même, à certains moments au moins, d’affrontements de classes, des termes incongrus quand le rêve du consensus l’emporte sur celui des conquêtes sociales.
Alain Croix, Samuel Guicheteau
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)
En savoir plus
Bibliographie
Centre d'histoire du travail (dir.), Centre interculturel de documentation (éd.), Mémoires des solidarités [série de conférences, Nantes, 18-19 mai 1994], Érès, Ramonville, 1997 (coll. Pratiques du champ social)
Croix Alain, Nerrière, Xavier, Le peuple d'Hélène Cayeux : l'oeuvre d'une photographe nantaise, Éd. Du CHT, Nantes, 2017
Guicheteau Samuel, La Révolution des ouvriers nantais : mutation économique, identité sociale et dynamique révolutionnaire (1740-1815), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008 (coll. Histoire)
Guicheteau Samuel, « Les ouvriers dans la ville Nantes au XVIIIe siècle », Histoire urbaine, n°28 « Écrire l'histoire de la ville à l'époque moderne », août 2010, p. 147-166
Guin Yannick, Le mouvement ouvrier nantais : essai sur le syndicalisme d'action directe à Nantes et à Saint-Nazaire, Maspero, Paris, 1976
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Rédaction d'article :
Alain Croix, Samuel Guicheteau ,
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