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Odeurs


Si l’on excepte les émanations de pots d’échappement dans les embouteillages, Nantes est aujourd’hui une ville presque sans autre odeur que celles des magnolias, des mimosas, des glycines, des daphnés et de tant d’autres fleurs, celles des jardins publics mais aussi de jardins privés dans des quartiers comme Zola, Mellinet, Monselet ou la Morrhonnière.

Des odorats plus fins ou plus curieux repèrent aussi, localement, les effluves de la mondialisation au marché de la Petite Hollande, ceux des brûleries de café du centre-ville, ceux aussi des vases de la Loire encore perceptibles à la pointe amont de l’Île de Nantes ; et les senteurs boulangères du matin. Mais, globalement, la ville est aseptisée.

La mémoire des odeurs

Comme toujours, la perte suscite la nostalgie. L’odeur délicieuse des Pailles d’or ou des Petits-beurre qui envahissait presque tous les jours le quartier de la gare et les rues du centre-ville. Odeur des chocolateries, des entremets Plaisance. Odeur des bateaux-lavoirs. Odeurs coloniales ou à tout le moins exotiques, qui tout à coup frappent le jeune Julien Gracq excursionnant sur le quai de la Fosse « parmi les bois coloniaux, les régimes de bananes, les sacs de café, de sucre et de cacao »… Odeurs plus populaires : les saucisses grillées du stade Marcel Saupin, le foin dans des greniers de la rue de Bel Air ou ce subtil mélange de crottin de cheval, de légumes et de poisson dans les marchés de plein air des années 1950 encore, quand beaucoup de producteurs locaux apportaient en carriole leurs marchandises.

Mémoire particulièrement subjective, mémoire socialement marquée aussi : des savonneries, René Guy Cadou retient les « odeurs de suif rabattues par le vent comme une tripaille qui faisande dans une fosse » quand Gracq ne sent que « l’odeur enveloppante, un peu sucrée, de lessive fraîche »…

Mémoire sélective aussi, qui oublie les odeurs inquiétantes des usines de Chantenay portées dans toute la ville par les vents d’ouest jusqu’au milieu du 20e siècle, odeurs chimiques des entreprises de peintures et de  vernis, des raffineries où était fabriqué le « noir animal », odeur aigrelette des brasseries de La Meuse. « L’odeur de houille froide et de brouillard qui tombait compacte sur la ville » dans les froids matins d’hiver, telle que s’en souvient Gracq. Et près de la gare de l’État cette « odeur déchirante de grande gare faite de toutes les poussières des civilisations, des chiffons gras abandonnés sur le remblai, odeurs d’urine et de charbon mêlées à celles du pétrole, des gros vins, des sueurs humaines ». Pestilence récurrente encore des égouts dans les « bas » quartiers proches de la Loire, le long des immeubles du quai de la Fosse, des allées et boulevards de part et d’autre de la gare, et encore dans tous les quartiers construits en bordure de ses affluents, l’une des raisons qui pousse les responsables politiques à combler et à remblayer tout ou partie des cours d’eau nantais dans les années 1920-1930.

Même à l’échelle de Nantes, il y a donc une géographie mais aussi une sociologie des odeurs qui se mêle étroitement à leur histoire.

L'histoire des odeurs

Si nous ne pouvons que reconstituer les odeurs d’autrefois, nous pouvons très bien en saisir l’essentiel, c’est-à-dire la manière dont elles sont perçues, socialement très marquée, et qui connaît un tournant décisif avec la Renaissance : à Nantes, à partir des années 1570.

Jusque-là en effet, à peu près personne ne se préoccupe d’odeurs perçues comme « naturelles » : les immondices dans les rues, les eaux de vaisselle et les pots de chambre vidés par les fenêtres, les entrailles et le sang des animaux abattus abandonnés en pleine rue par les bouchers, tout cela aboutissant dans une Erdre « très épaisse, d’un noir verdâtre ou vert noir »… Les enfants au moins font leurs besoins dans la rue, et les moins jeunes sur les murailles ou dans des cours tranquilles. Charognes, débris de cuir et autres « vilenies » sont jetés dans les puits qui dégagent « une grande puanteur et infection ».

Puanteur et infection, sentiments nouveaux de ceux qui écrivent, édiles, magistrats, membres du clergé, marchands qui, à la fin du 16e siècle, entreprennent une persévérante politique destinée à épargner leur nez que les raffinements de la Renaissance ont rendu sensible. L’élevage des porcs est interdit. Les bouchers, tripiers, tanneurs, corroyeurs, teinturiers pourront toujours jeter dans l’Erdre le sang, les vidanges et les peaux, mais ils devront le faire de nuit, entre sept heures du soir et deux heures du matin : il faut bien que chacun puisse boire et laver son linge le matin… Les latrines publiques se multiplient, avec leurs grandes planches percées, près de l’église Saint-Nicolas puis au Bouffay.

Faute de pouvoir supprimer les mauvaises odeurs, on les rejette dans la nuit, on les cantonne, on les écarte du centre-ville, on les accole aux plus pauvres. C’est l’odeur de sueur de l’ouvrier qui écarte la clientèle aisée des premiers omnibus de Stanislas Baudry. C’est la « malpropreté fangeuse » – « native » dit un rapport de police de 1890 –, « les refuges dégoûtants » des « peuplades toujours renaissantes » des mêmes Bas-Bretons, selon les termes du curé de Sainte-Anne, Jean-Marie Le Huédé, l’infection apportée par les « hordes nomades », ces « invasions de mendiants qui nous viennent des campagnes de la Bretagne » (selon les termes d’Auguste Chérot, polytechnicien et adjoint au maire de Nantes) : tout cela renvoie à l’odeur du pauvre, puisqu’on ne dit pas encore de l’immigré. Réalité objective : Ange Guépin et Eugène Bonamy décrivent avec horreur, en 1835, les cloaques, la crainte de glisser dans la fange, l’épaisseur de crasse, les suintements d’eau sale et, bien sûr, « l’odeur fétide » des logements ouvriers nantais de la rue des Fumiers.

Ces pauvres-là ne perçoivent peut-être pas l’odeur du canal de Richebourg de la même manière que le bachelier Jules Vallès : « L’odeur du canal. Il étale ses eaux grasses sous les fenêtres et porte comme sur de l’huile les bateaux de mariniers d’où sort, par un tuyau, la fumée de la soupe qui cuit. » Et peut-être pas non plus celle des usines de la même manière que Marc Elder en 1920 : « L’éjaculation pestilentielle des usines, où s’élaborent les chimies homicides, empoisonne l’atmosphère et les eaux dont le courant entraîne des masses corrompues et marbrées à la manière des charognes. » Il y a bien une « lecture » sociale et relative des odeurs, qui n’est pas sans évoquer certains des débats actuels autour de l’écologie.

Et chacun, heureusement, a le droit de ne retenir que le « parfum inconnu, insolite, de modernité » que Julien Gracq sent à Nantes.

Alain Croix
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)

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