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Noirs


Pollué par l’histoire et la mémoire de la traite négrière, le rapport de la ville avec ses habitants noirs n’est vraiment pas simple, d’autant qu’il se fonde sur une grande ignorance de l’histoire et bien des fantasmes, tels que ces caves du quai de la Fosse pleines d’esclaves ou ces cargaisons humaines des navires négriers débarquées à Nantes…

Une histoire ordinaire

La présence noire à Nantes, attestée dès le 16e siècle, reste exceptionnelle jusqu’au début du 18e, mais bien ordinaire : nous laissent trace, par exemple, cette ancienne esclave brésilienne, Janvrine Fernande, qui raconte son histoire devant notaire en 1656, ou bien cette « négresse » qui est en 1719 la logeuse d’une épouse de chirurgien de passage à Nantes. D’une vingtaine peut-être au début du 18e siècle, le nombre des Noirs monte à plusieurs centaines à la fin du siècle, la moitié peut-être des 1 500 Noirs débarqués par Nantes au fil des décennies, et en tout cas moins de 1% de la population. Le terme même de « nègre » pour les désigner utilise une caractéristique évidente, comme celle d’« auvergnat » (pour le parler ou la spécialité chaudronnière) ou de « breton » (bas-breton en fait : parlant le breton), et s’applique aussi bien aux esclaves qu’aux affranchis ou libres, aux Noirs qu’aux mulâtres, voire à une femme originaire du Bengale en 1700. 

Présentoir à cigares figurant un esclave, bois et laiton

Présentoir à cigares figurant un esclave, bois et laiton

Date du document : fin du 18e siècle

Ces Noirs sont, pour beaucoup, des serviteurs, souvent spécialisés – cuisinier, perruquier, lingère –, ou bien encore au début du 19e siècle roulier, ouvrier ou juge de paix. Ils habitent en grande majorité le quartier de la Fosse, se fréquentent évidemment aussi bien qu’ils fréquentent des Blancs de statut social comparable : en témoignent les actes de mariage et de baptême, ou bien encore les déclarations de grossesses illégitimes, alors courantes en milieu populaire. Certains ont une petite aisance : en 1747 Charlotte Bougouin, « négresse libre », prête 648 livres – presque deux années de salaire d’un ouvrier – à Catherine pour financer le procès que celle-ci intente à son maître. En somme, des travailleurs presque ordinaires. 

Manche de cachet figurant un esclave, bronze

Manche de cachet figurant un esclave, bronze

Date du document : Début 19e siècle

Presque. Au début du 18e siècle encore, un édit remontant à 1315 interdit l’esclavage dans le royaume et libère donc tout Noir débarquant à Nantes. Dans la pratique, l’édit n’est guère appliqué, mais la diversité des cas individuels montre l’hésitation entre la formule de l’esclavage colonial, la pratique de la charité à l’égard des plus faibles, et le choix idéologique ou sentimental de l’émancipation : la veuve du négociant Jean Minier alloue ainsi une rente à vie l’ancienne maîtresse noire de son mari et dote richement chacun des enfants du couple adultérin. Il n’empêche qu’un homme ou une femme noire se reconnaissent à l’absence de nom de famille : Pierre, affranchi par la veuve de l’armateur et négociant René Darquistade, a pour premier soin de choisir un nom, La Violette en l’occurrence. 

Village noir

Village noir

Date du document : 1904

Le tournant intervient au cours du 18e siècle, à l’initiative d’une administration royale bientôt relayée sur place. Si la suppression de l’affranchissement automatique, en 1716, ne fait qu’officialiser la pratique, l’ordonnance de 1738 introduit deux mesures et deux arguments aussi décisifs que nouveaux. La stricte limitation de la présence noire, désormais limitée à l’enseignement religieux ou à l’apprentissage d’un métier, vise à éviter la contagion de l’esprit d’indépendance acquis en métropole. Et l’interdiction du mariage avec un Blanc vise un «mélange du sang » qui relève du fantasme, puisqu’on ne compte que trois ou quatre cas de tels mariages avant cette date. Un mémoire de négociants nantais reprend ces idées en 1764, attestant ainsi l’implantation à Nantes, dans ces milieux, d’une idéologie raciste dont il n’existe aucune trace en milieu populaire.

Dessin d'enfant  <i>La musique américaine des nègres</i> 

Dessin d'enfant  La musique américaine des nègres 

Date du document : 1917

La césure passe donc entre classes sociales et non pas entre Blancs et Noirs. Dans le monde du négoce, on contourne d’ailleurs les dispositions de 1738 en abusant des exceptions autorisant l’entrée des Noirs – et parfois même l’interdiction formelle de toute entrée en métropole (1777) – pour continuer à arborer ce signe de distinction qu’est la possession d’un domestique noir. C’est alors aussi que se multiplient les objets – présentoir à cigares, poignée de cachet, tabatière, serviteur muet…– qui associent les Noirs à des biens matériels, alors qu’on publie des petites annonces du type « un nègre parlant bien français, servant proprement à table et accommodant bien les cheveux », alors encore qu’on affuble ces esclaves de fait de noms qui renvoient plus à ceux des animaux de compagnie qu’aux prénoms usuels, Azor, Lindor, Zéphir, Alzire, Nymphe, Vénus, Zabette ou les subtils Dacajou, Ébène… 

Fêtes de la Mi-Carême

Fêtes de la Mi-Carême

Date du document : 1920

L’émancipation et puis l’oubli

La municipalité nantaise prend position, dès novembre 1789, contre toute abolition de l’esclavage, une mesure adoptée seulement le 4 février 1794. Quatre jours plus tard, lorsque la nouvelle est connue à Nantes, le discours d’un officier noir à la Société populaire Vincent La Montagne suscite une effusion d’enthousiasme : elle témoigne de la persistance à Nantes, hors du monde du négoce, de sentiments de solidarité, et aussi de l’existence d’une idéologie chez les Noirs nantais, qu’il faut souligner tant elle a été occultée par les historiens jusqu’à la fin du 20e siècle. 

Le capitaine Étienne Aleimba, d’origine sénégalaise – c’est probablement lui qui prend la parole le 8 février 1794 – est simplement la figure éminente d’un mouvement bien plus large, qui a conduit de nombreux Noirs à s’engager dans les troupes de la République. De ces « hussards américains », l’historiographie n’a retenu que les exactions – rien n’établit que les quelques cas avérés soient plus nombreux que dans les autres régiments – et la composante noire, alors que le régiment témoigne d’une fraternité d’armes entre soldats et officiers blancs et noirs. Cet engagement dans l’armée – qui reprend la tradition royale de la « compagnie noire » créée en 1745 – explique sans doute, autant que les retours aux Antilles, la quasi-disparition des Noirs nantais, dont le recensement – clandestin ! – réalisé en 1805 ne dénombre plus que 39 : le rétablissement de l’esclavage en 1802 ne concerne pas directement la ville, même si ses armateurs vivront largement pendant des décennies de la traite clandestine. C’est donc la disparition de toute « question noire » pendant un siècle, mais pas du racisme, puisque Guépin dénonce le cas de ce Noir tellement insulté lors d’une représentation d’Othello au théâtre Graslin en 1826 qu’il doit quitter la salle… 

Article titré « L'ancêtre ?, » à la une du journal  <i>Le Populaire</i> 

Article titré « L'ancêtre ?, » à la une du journal  Le Populaire 

Date du document : 1931

L’épisode colonial

En dehors de quelques cas isolés et réputés pittoresques, tel celui du chauffeur noir du marquis de Dion qui provoque un accident, les Noirs ne réapparaissent qu’en 1904, quand le « village noir » est la vedette de l’exposition internationale organisée au Champ-de-Mars. L’épisode, étalé sur six mois, est très révélateur du décalage des regards. Du côté nantais domine le regard colonial, parfois ouvertement raciste, plus souvent dans le registre de la plaisanterie lourde, même si le très catholique et alors évidemment antisémite Nouvelliste de l’Ouest, inattendu sur ce terrain, dénonce l’attitude dominante et établit un parallèle culturel avec la Bretagne « il n’y a pas si longtemps encore ». Du côté noir, l’entrepreneur Jean-Alfred Vigé s’est associé avec Jean Thiam, figure éminente de la société sénégalaise, horloger-bijoutier, musulman et citoyen français en tant que conseiller municipal de Gorée, qui conçoit un remarquable spectacle conforme aux attentes du public tout en dotant par exemple le village de l’électricité… 
Ce retard dans l’évolution du regard nantais se confirme tout au long de la période coloniale, qu’il soit positif, comme à l’égard des « grands nègres » devenus soldats coloniaux pendant la Première Guerre mondiale, ou grossièrement raciste, comme pendant l’entre-deux-guerres où Le Populaire de Gaston Veil rapproche les Noirs des singes, tandis que L’Écho de la Loire évoque « les races attardées » et réveille les mythiques récits d’anthropophagie déjà présents dans les Cinq semaines en ballon de Jules Verne. 
Il s’agit pourtant bien là d’un regard sur les colonies plus que sur Nantes : les Noirs présents à Nantes restent extrêmement peu nombreux, quelques marchands ambulants sénégalais, quelques marins, quelques ouvriers auxquels le Comité de chômage témoigne sa solidarité en 1931. 

Des rapports transformés

L’immigration « sub-sahélienne », comme on la qualifie aujourd’hui, ne commence notablement que dans les années 1980, et bien souvent à partir de cas particuliers de personnes isolées, arrivées comme étudiants voire touristes et peu à peu insérées dans le monde du travail. Organisée aujourd’hui en associations souvent nationales, affichant parfois, conjointement avec des associés blancs, des objectifs de solidarité avec le pays d’origine, elle est sans doute moins visible que la présence antillaise, non comptabilisée puisque française, qui a su concevoir une expression publique à travers des associations et même une présence politique dans le Conseil municipal. Une enquête d’opinion menée en 2006 démontre même que 9% seulement des Nantais considèrent que les Noirs sont « un groupe à part », bien moins donc que dans le cas des musulmans, des juifs, des homosexuels et même… des catholiques. 
L’essentiel tient sans doute désormais dans les questions de mémoire, la situation nantaise se caractérisant par le fractionnement entre mémoire doloriste – qui conduit à des défilés mis en scène « d’esclaves enchaînés » ou au lancer annuel d’une gerbe de fleurs dans la Loire en souvenir de la traite négrière –, mémoire repentante – probablement une des origines du Mémorial de l’esclavage inauguré en 2012 –, voire mémoire épuratrice, qui voudrait épurer la toponymie nantaise de tous les noms qui évoquent même indirectement la traite. 

Mais deux avancées sont aujourd’hui indiscutables. Grâce à l’exposition des Anneaux de la mémoire organisée au Château des ducs de 1992 à 1994 et à son triomphe public, grâce à l’exposition permanente du Musée d’histoire de Nantes, grâce aussi à l’immense succès du Petit géant noir de la troupe Royal de luxe en 1998, le regard nantais sur les Noirs ne peut plus être le même. 
Et le temps n’est sans doute plus loin où chacun conviendra que l’« histoire noire » de Nantes ne se résume pas à la traite négrière. 

Alain Croix
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)

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En savoir plus

Bibliographie

Abdelouahab Farid, Blanchard Pascal (dir.), Grand-Ouest : mémoire des outre-mers, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008

« Couleur et liberté dans l'espace colonial français, 18e-19e siècle »,  Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n°17, 2017

Croix Alain (coord.), Nantais venus d’ailleurs. Histoire des étrangers à Nantes des origines à nos jours, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, Association Nantes-Histoire, Nantes, 2007

David Philippe, Andrault, Jean-Michel, « Le village noir à l’exposition de Nantes de 1904 en histoire et en images », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, no102-4, 1995, p. 109-125

Noël Érick, « Gens de couleur dans les pays de la Loire à l'époque moderne : origine, circulation, intégration », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n°16, « La Loire et le commerce atlantique, XVIIe-XIXe siècle », 2015, p. 204-215

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Rédaction d'article :

Alain Croix

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