Habitants des cités en bois des Batignolles
La paroisse nantaise de Saint-Joseph-de-Porterie, créée en 1845, est à l’origine de ce quartier de Nantes. Elle s’étend de Gâchet à la route de Paris ; de l’Erdre (Ranzay) à Saint-Georges et à la Garde, sur la route de Paris. En 1920, une importante population ouvrière, employée par la toute nouvelle usine des Batignolles, s’installe à Saint-Joseph. Des ouvriers de tous horizons élisent domicile dans les trois cités en bois construites à proximité de leur lieu de travail.
Un quartier rural
Au milieu des grandes propriétés de la bourgeoisie nantaise, on a édifié une église très simple ; un ou deux commerçants se sont installés dans le nouveau bourg ; une petite école de filles, puis une école de garçons, se sont ouvertes près de la cure. Saint-Joseph va vivre une soixantaine d’années paisibles, à l’écart des dangers de la grande ville, sous la ferme direction de son curé, sous la surveillance tatillonne des grands propriétaires fonciers. Le 20e siècle vient troubler cette sérénité. L’abbé Châtelier, curé de la paroisse depuis 1904, enrage ; en 1906, on prétend faire l’inventaire de son église. En 1910, la municipalité Guist’hau fait édifier, horreur ! une école publique et laïque « dans le champ derrière le calvaire ».
Une usine à la campagne
Pâques 1917 : Grave nouvelle, note l’abbé Châtelier dans son journal. On va construire sur le territoire de sa paroisse, le long de la route de Paris, une usine de matériel de chemin de fer. Si les maraîchers expropriés, bien indemnisés, ne se plaignent guère, par contre « la population voit d’un mauvais œil ces ouvriers venir dans le pays. Ce sera le pillage en grand sur les bords de l’Erdre. » Dès mai, 80 ouvriers abattent les arbres, le château Saint-Georges. Pour loger le personnel, la direction de l’usine fait construire trois vastes cités en bois : la Halvêque, la Baratte, Ranzay.
16 octobre 1920 : L’abbé Châtelier bénit la nouvelle usine et visite la grande cité de la Halvêque. Il constate, un peu surpris, qu’on est loin de la sauvagerie redoutée : « J’y ai vu quelques bonnes figures d’ouvriers occupés à préparer leurs jardins, ils se sont montrés aimables. D’autres m’ont paru fort indifférents. Il doit s’en trouver aussi qui n’aiment pas les curés, car plusieurs enfants qui arrivaient de l’école laïque ont crié quelques grossièretés à leur curé qu’ils ne connaissaient pas encore, car ils sont arrivés depuis peu. » La nouvelle population est bien différente de celle de Saint-Joseph !
Quelques ouvriers et quelques vieilles grands-mères assistent à la messe. « Les autres travaillent dans leurs jardins, ou s’amusent sur le vaste terrain réservé au milieu des cités pour tous les sports : course, foot-ball, etc, etc… Les journées du dimanche sont ainsi occupées afin que la jeunesse ne soit pas attirée à l’auberge. Quel malheur que la vie religieuse soit complètement mise de côté ! Pourtant la direction des Batignolles est très favorable à l’érection d’un centre religieux dans leurs cités. » Ce sera pourtant une nouvelle et dure épreuve pour Ferdinand Sécher, successeur de l’abbé Châtelier, lorsqu’en mai 1924 sera créée la nouvelle paroisse de Saint-Georges-des-Batignolles : « On ampute envers et contre tous la pauvre paroisse d’une part énorme qui la réduit à presque plus rien… »
Le recensement de 1931
Qui sont-ils donc, ces nouveaux habitants du quartier ? Les registres du recensement nous le rappellent. À cette époque, on recense les habitants de la France tous les cinq ans : 1921, 1926, 1931… Un agent recenseur passe de maison en maison et note les déclarations des habitants : noms, prénoms, âge, lieu de naissance, profession… En 1931, l’usine des Batignolles fonctionne depuis une dizaine d’années. Elle emploie plus de 3 000 travailleurs, dont une partie (environ 500) loge à la porte même de l’entreprise, dans les trois cités en bois. Elle a son école, son église, son dispensaire.
À elles seules, les trois cités abritent 2 000 personnes. La plus importante est la Halvêque, avec ses 1 103 locataires. La Baratte en compte 475, et le Ranzay 428. À peine le quart de ces 2 000 nouveaux est d’origine nantaise ; 493 sont nés à Nantes, dit le registre du recensement ; 308 sont originaires du reste du département, 184 arrivent des autres départements bretons. Bien que voisins, les Vendéens ne sont guère attirés : ils sont seulement 45. Les autres Français sont 469.
Ouvriers autrichiens à la Halvêque
Date du document : Années 1930
Des Nantais venus d’ailleurs
Mais l’usine n’a pas recruté qu’en France : on est venu de toute l’Europe travailler aux Batignolles. 507 des habitants des cités sont nés à l’étranger. Au fait, savez-vous quel était le groupe le plus important en 1931, parmi ces étrangers ? On ne s’en doute plus, aujourd’hui. C’était celui des Autrichiens, loin devant les autres nationalités ; ils étaient 189. Venaient ensuite les Tchécoslovaques (90), les Polonais (75), les Italiens (55), les Portugais (31). L’agent du recensement, d’ailleurs, avait du mal à s’y retrouver. La guerre 1914-1918 avait bouleversé les frontières. Sur l’ancien empire austro-hongrois, venaient de se créer la Tchécoslovaquie, l’Autriche, et le pauvre fonctionnaire ne savait pas toujours très bien où placer les villes que lui indiquaient les recensés. On trouvait encore 16 Espagnols, 14 Allemands, 11 Hongrois, quelques Russes (5), 3 Arméniens, 4 Belges, 5 Anglais, 5 Yougoslaves (ou Serbes, ou Serbo-Croates, selon les pages du registre), et même 1 Roumain, 2 Suisses, 1 Bulgare et 1 Algérien de Constantine. Un ancien des Batignolles se souvient de ce que les Autrichiens avaient été recrutés par un curieux personnage qu’on surnommait « le Uhlan » : bien que Français, il avait été contraint de faire la guerre dans l’armée allemande. On nous permettra de ne pas répéter les plaisanteries scabreuses que lui valait son sobriquet.
Si beaucoup de ces travailleurs étaient venus en famille, les 196 célibataires étaient logés soit dans des maisons, soit dans une douzaine de baraquements du Ranzay qui pouvaient en abriter de 6 à 12. C’était le cas de la plupart des Autrichiens ; ils ont dû regagner leur pays à cause de la guerre qui allait de nouveau ravager l’Europe. Dans chaque baraquement, on trouvait toujours un ou deux Français : était-ce par souci d’aider des gens dépaysés, ou pour effectuer une sorte de surveillance, ou tout simplement par hasard ? En 1931, les couples mariés avaient, en majorité, un ou deux enfants ; mais 120 n’en avaient pas encore. On comptait une douzaine de familles nombreuses (6, 7 ou 8 enfants). À cette époque, la mode était encore de passer devant Monsieur le Maire ; seuls, une douzaine de ménages « vivaient dans le péché », et, bizarrement, presque tous étaient Autrichiens !
Cité ouvrière du Ranzay
Date du document : Années 1930
Parmi les étrangers, certains avaient pas mal bourlingué à travers l’Europe avant d’arriver à Nantes ; les lieux de naissance des enfants nous le disent. Un ménage tchécoslovaque avait mis au monde ses quatre enfants à Bruay, de 1924 à 1929, avant de se fixer aux Batignolles. Des Italiens ont eu deux enfants à Marseille (1907-1910), deux autres en Italie (1913-1916), puis sont venus s’installer à Nantes. Des Polonais ont fait étape, en 1928, à Caen où est né leur fils. Les jalons de ces parcours sont presque toujours des cheminées d’usines : fonderies, aciéries et autres centres métallurgiques. Mais le plus souvent, les enfants sont nés dans le pays d’origine des parents, avant le départ, ou à Nantes.
Les 308 originaires de Loire-Inférieure, hors Nantes, viennent d’un peu partout, puisque 101 communes du département sont citées par le registre du recensement. Quelques-unes ont fourni des contingents un peu plus importants : Saint-Nazaire (35) ; Indre (12) ; Châteaubriant (8). Les Bretons, hors Loire-Inférieure, arrivent surtout du Morbihan (82) et du Finistère (40 environ), dont 15 Lorientais, 10 Vannetais, 12 Brestois. D’Ille-et-Vilaine, ils ne sont qu’une vingtaine, dont 12 Redonnais.
Habitant de la cité du Ranzay
Date du document : Années 1930
Parmi les autres Français, hors Bretagne, quelques régions dominent. On compte une trentaine de Tourangeaux ; de plus, une quinzaine de personnes sont passées par Tours avant de débarquer à Nantes : on le sait par le lieu de naissance des enfants ou de l’épouse. L’Est a fourni 70 immigrés (Belfort : 18) ; la région parisienne, environ 60 ; le Poitou-Charente-Périgord, environ 70. Une explication revient souvent, lorsque les anciens des Batignolles évoquent leurs souvenirs. L’ouverture de l’usine coïncidait avec une grève très dure qui avait affecté les chemins de fer. De nombreux cheminots avaient été licenciés ; un certain nombre avaient été embauchés aux Batignolles, qui avaient un grand besoin de personnel qualifié. Les descendants de ces cheminots racontent quelles leçons de morale durent subir leurs pères avant d’être embauchés !
Les cités en bois ont disparu dans les années 1970. Elles ont laissé la place aux HLM de la Halvêque, du Ranzay, au stade de la Beaujoire... Si, en vous promenant aux environs de Saint-Joseph, ou dans la campagne au nord de Nantes, vous apercevez une vieille petite maison en bois, il y a quelques chances pour que ce soit une maison des cités, démontée et remontée là, peut-être par son ancien locataire. C’est toujours avec beaucoup d’émotion que les anciens des Batignolles évoquent leurs humbles logis, la chaleureuse convivialité qui régnait dans leurs cités.
Louis Le Bail
2018
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Documentation
Exposition sur l'histoire des Batignolles par l'association Batignolles-Retrouvailles
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Rédaction d'article :
Louis Le Bail
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