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Jacques Viot (1898 – 1973) Cimetière de la Chauvinière

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Travailleuses de la navale


La construction navale nantaise a rythmé la vie des nantais.es, et avec elle le travail laborieux et les coups de sang de gars de la Navale ! Mais qu’en est-il des femmes de la navale ? Y en avait-il ? Quels métiers occupaient-elles ? Pourquoi les a-t-on oubliées si longtemps ?

Une histoire méconnue

Quand, en 2014, la Maison des Hommes et des techniques décide pour la première fois de s’intéresser à ce sujet, les informations sont peu nombreuses. Les anciens ouvriers des chantiers se souviennent de quelques femmes ayant travaillé en ateliers dans les années 1950 mais pensent surtout aux femmes officiant dans les pools de dactylographies ou de comptabilités. Des femmes ingénieurs ? Des femmes techniciennes ? Oui, mais peu !

Par le bouche à oreille, une quinzaine de femmes ayant travaillé aux Ateliers et Chantiers de la Loire (ACL), Ateliers et Chantiers de Bretagne (ACB) ou Dubigeon sont réunies : des infirmières, des secrétaires, des magasinières, des dessinatrices. Première question : se reconnaissent-elles dans le terme « femmes de la navale » ? Là où le terme « gars de la navale » fait l’unanimité chez les hommes, de l’ouvrier au cadre, chez les femmes, c’est l’inverse ! Elles ne se sentent pas légitimes même si les navires n’auraient pas pu se construire sans leur travail et si elles assistaient et ressentaient la même fierté lors des lancements. « Des femmes du milieu de la navale » ose-t-on aventurer. Depuis cette première rencontre, plusieurs interviews sont réalisées auprès de femmes ayant travaillé à différents postes et à des époques différentes aux chantiers.

Côté sources, peu de documents nous sont parvenus. Si des registres masculins du personnel existent, les registres féminins ont disparu et il y a peu de photographies.

Les femmes dans les bureaux … Et les ateliers

Avec l’industrialisation, les besoins en main d’œuvre augmentent et les femmes sont embauchées sur les chantiers navals comme dans l’ensemble de la métallurgie. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les femmes embauchées sont en majorité des femmes seules (divorcées, veuves, célibataires).

Comme c’est le cas pour les hommes, elles entrent dans l’entreprise par réseaux. Un père, un oncle ou un frère leur permet d’entrer dans l’entreprise. Cependant, elles ne bénéficient pas de la possibilité de suivre une formation technique. On peut tout de même trouver dans les archives des traces d’apprenties ajusteuses notamment.

Elles apprenaient alors leur métier « sur le tas ». Les travailleuses des chantiers ne restent que quelques années dans l’entreprise. Elles sont soit des toutes jeunes femmes soit des femmes ayant plus de 40 ans. Il est difficile pour elles de maintenir une activité salariée et d’élever leurs enfants, les semaines pouvant alors durer jusqu’à 60h. À cette époque, les femmes travaillent alors en majorité dans les ateliers. Elles sont machinistes, pontonnières, manœuvres, tourneuses, décolleteuses, raboteuses. Les emplois occupés par les femmes sont des emplois répétitifs et/ou de précision. Les autres femmes travaillent dans les bureaux comme sténodactylographes ou aide-comptables.

Dans le rapport d’activité de l’assemblée générale des Ateliers et Chantiers de Bretagne du vendredi 5 juillet 1918, il est noté « dans le personnel figure une proportion de femmes assez importante, des efforts incessants ayant été faits pour employer la main d’œuvre féminine partout où cela était possible, non seulement dans les fabrications de munitions, mais même dans les différentes parties des chantiers et ateliers de constructions navales et mécaniques. » Dans l’entre-deux-guerres, les femmes ne quittent pas les ateliers et en 1940, une main d’œuvre féminine massive est de nouveau embauchée afin de participer à la production dans les chantiers navals. Les femmes sont notamment embauchées comme manœuvres à la fabrication des fausses ogives, c’est-à-dire la partie avant effilée des obus.

Les inégalités salariales

Au niveau salaire, la différence est importante. En 1920, pour un travail de mouleuse dans le même atelier, une femme touchera 1 franc là ou un homme touchera 1,7 francs. Dans un document datant du début du 20e siècle résumant les différentes primes de rendement aux Ateliers et Chantiers de la Loire, on apprend que les femmes apparaissent dans la même catégorie que les apprentis et que la prime maximale que peut toucher une femme pour son travail est de 4 francs. La prime minimale pour un homme est, quant à elle, de 4,50 francs.

Dans les années 1950, pour le même métier de mécanographe, le salaire des femmes est calculé sur un coefficient de 196 alors que le coefficient des hommes est de 392. Ces inégalités ne sont pourtant pas systématiques, dans les bureaux d’études, les dessinateurs et les dessinatrices ont le même salaire.

Métiers de femmes…

Si des métiers comme ajusteuse, magasinière ou soudeuse peuvent être mixtes, certains emplois sont réservés aux femmes.

• Simone, pontonnière

Les pontonnières apparaissent au début du 20e siècle avec l’industrialisation et sont remplacées à partir de la fin des années 1950 par des hommes.

Des postes de pontonnières étaient réservés aux femmes dont les maris étaient décédés d’un accident du travail sur les chantiers. C’est le cas de Simone. Dans un premier temps il a fallu apprendre à conduire les ponts roulants. Dans l’atelier de chaudronnerie des ACB il y avait des ponts de 100 tonnes, 20 tonnes, 25 tonnes, un « petit » de 10 tonnes et un autre de 5 tonnes, qui servaient dans l’atelier de découpage où les pièces étaient plus légères. Les cinq pontonnières chargées de conduire les ponts suivaient un roulement et changeaient de pont chaque semaine, certains ponts étant plus difficiles à manier que d’autres. La conduite d’un pont roulant n’était pas une affaire facile et il ne fallait pas aller trop vite. Les pontonnières répondaient aux sifflements des ouvriers plus bas et aux gestes de ceux-ci pour leur montrer la pièce à transporter. Les conditions de travail étaient difficiles. En plus du grand bruit qui régnait dans les ateliers, les pontonnières avaient souvent très froid, immobiles, dans leurs cabines et des ouvriers avaient pour mission de leur apporter des chaufferettes. À cela s’ajoutaient la poussière et la fumée de soudure. La peur était de faire un malaise alors que le pont était en marche.

• Denise, Mécanographe

Autre métier féminin : les mécanographes ou « pointeau 2 ».  Après avoir fait une formation de dactylographe, elle avait passé des tests pour travailler sur les perforatrices et les vérificatrices : « Du fait de la dactylo ça se fait comme ça… c’est des touches quoi ! ». La mécanographie est l’ancêtre de l’ordinateur, il s’agit de machines de calculs fonctionnant avec des cartes perforées. Dix femmes travaillaient sur les perforatrices et les vérificatrices de 6h45 à 18h30. Seul deux hommes travaillaient dans ce service : à la trieuse et à la tabulatrice. Deux fois par quinzaine, les mécanographes travaillaient de 7h15 à 20h15. Ce surcroit d’activité était lié aux paies. Au début les mécanographes ne s’occupaient que des paies des ouvriers, puis elles ont dû s’occuper des factures de « matières » puis des paies pour les ouvriers au mois. Pendant ces périodes d’activité intense, les mécanographes ne disposaient que d’une demi-heure pour manger. Elles travaillent toujours sous la supervision d’un homme.

Les femmes cantonnées aux bureaux

Après la Seconde Guerre mondiale et notamment dans les années 1960, le profil des femmes embauchées sur les chantiers évolue. Il s’agit de jeunes femmes qualifiées, de moins de 25 ans, embauchées pour travailler dans les bureaux comme sténodactylographes, secrétaires, traductrices, mécanographes, perforatrices. C’est la naissance des « pool dactylo » !

Les pools dactylographiques sont des grands bureaux où les secrétaires, alignées, tapent à la machine. La discipline y est souvent stricte et se caractérise par un bruit intense, que ce soit sur machine à écrire ou plus tard sur télex.

Les femmes cadres sont extrêmement rares, à part en ce qui concerne la médecine puisque l’entreprise compte plusieurs doctoresses ainsi que des infirmières. Les femmes ne sont plus dans les ateliers, il ne reste plus que les magasinières. Les pontonnières sont remplacées par des pontonniers et se reconvertissent dans le secrétariat, au standard ou au ménage. C’est alors un tout nouveau métier à apprendre.

Les techniciennes, une catégorie à part

Les femmes techniciennes forment une catégorie à part et demeurent rares aux chantiers. Souvent très minoritaires dans des équipes masculines, elles ne bénéficient pas des mêmes possibilités de formation et l’enseignement n’est pas mixte. En effet, la loi Astier de 1919 sur l’enseignement professionnel ne concerne pas les femmes et nombreuses sont les écoles à refuser purement et simplement de compter des femmes dans leurs effectifs. Exception faite de la « crèche », c’est-à-dire l’école de dessin en construction navale de Nantes au deuxième étage du bâtiment Ateliers et Chantiers de Nantes.

À la fin des années 1970, des femmes ingénieures ou calculatrice-projetrices travaillent dans les bureaux d’études. Si le travail qu’elles fournissent est le même que les autres, elles subissent le machisme de l’entreprise. Leurs carrières se voient freinées car on évite de leur proposer des formations pour gagner du galon à cause de la perspective d’une grossesse. De même, si des femmes travaillent sur des navires militaires, elles se voient refuser l’accès aux navires qu’elles ont pourtant participé à construire jusque dans les années 1980, contrairement à leurs collègues hommes.

Les « privilèges » des femmes

Jusque dans les années 1960, et notamment aux Ateliers et Chantiers de Bretagne et aux chantiers Dubigeon, considérés comme des chantiers plus « familiaux », des traditions que l’on jugerait aujourd’hui de paternalistes étaient communes. Les directions des chantiers donnaient aux travailleuses l’après-midi du « vendredi saint » afin de faire les « paradis », c’est-à-dire qu’elles pouvaient profiter de ce temps pour décorer les églises et emmener les enfants découvrir les décorations.

De même, aux chantiers Dubigeon, les femmes touchaient une petite gratification pour la fête des mères. Si certaines femmes faisant des travaux salissants, elles touchaient une petite prime comme les hommes pour s’acheter des blouses. Elles recevaient même un petit peu plus d’argent pour pouvoir s’acheter des blouses à fleurs. Certains militants blagueurs se mobiliseront alors pour pouvoir eux aussi s’acheter des blouses à fleurs !

Autre tradition, les « catherinettes » : il arrivait régulièrement que dans les bureaux des hommes fabriquent des chapeaux pour les femmes non mariées à 25 ans. Certains hommes sont même connus pour cela et qualifiés d’« artistes ». Ces chapeaux sont souvent en lien avec la profession et sont donc en forme de … bateaux !

Les travailleuses dans les mouvements sociaux

Si la réputation des « gars des chantiers » n’est plus à faire en ce qui concerne leur combativité dans les mouvements sociaux ayant émaillé l’histoire sociale de la région, la question de la place des femmes est plus difficile à documenter. Les syndicats au sein du chantier sont massivement masculins mais cela ne veut pas dire que les femmes ne font pas grève et ne participent pas aux manifestations. Sans pour autant être adhérentes dans la plupart des cas.

En 1983, des militantes revêtent des bleus de travail et participent à la fabrication de la caraque sur la place du Commerce à Nantes. La fabrication de ce petit navire en métal sous le regard des Nantais.es avait pour objectif de sensibiliser la population aux actions des syndicats pour éviter la fermeture des chantiers navals de Nantes.

Cependant, il apparaît que les femmes des chantiers sont bien souvent dans un « entre-deux ». Dans les années 1950, les femmes de la comptabilité seront priées de ne pas se mettre en grève afin de pouvoir traiter les paies. En 1968, les standardistes ne peuvent pas rejoindre le mouvement et doivent assurer le standard autant pour la direction de l’entreprise que les syndicats.

Lors des conflits suivants, il arrive que des chefs de service s’enferment dans les bureaux avec leurs secrétaires afin d’éviter qu’elles rejoignent le conflit. Comme le racontent aujourd’hui certaines femmes, dans les bureaux, la stratégie était d’attendre que les ouvriers viennent dans les bureaux afin de ne pas subir de représailles. Une secrétaire se rappelle du jour où un syndicaliste avait dit lors d’un mouvement : « Mais foutez-leur la paix, si elles s’en vont elles vont avoir leur chef sur le dos et si elles restent, c’est nous… laissez les tranquilles, elles font ce qu’elles veulent ! ».

Les chantiers apparaissent alors comme un espace clivé entre les « bureaux des femmes » et les « ateliers des hommes », cela explique le peu de mixité dans l’action syndicale.

Maison des Hommes et des techniques
2021

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Élise Nicolle

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