Conditions de travail aux Anciens Chantiers Dubigeon
De 260 travaillant 10 heures par jour en 1883, le nombre d’ouvriers des Anciens Chantiers Dubigeon passe à 650 en 1902. Les aléas climatiques et le risque que représente certaines tâches rendent difficiles les conditions de travail, et ce pour un salaire dont le montant est loin d’être à la hauteur du risque pris.
L’apprentissage
L’apprentissage était organisé par le chantier. Il avait lieu sur le site où étaient aménagés des locaux pour les cours. Pour entrer en apprentissage aux Anciens Chantiers Dubigeon, les jeunes candidats devaient passer un concours. L’apprentissage commençait vers 15 ans et durait 3 ans, à l’issue desquels, l’apprenti ressortait avec un CAP et pouvait, à 18 ans, entrer aux chantiers comme aide. Il était éventuellement possible de poursuivre sa formation avec un brevet professionnel, la pratique n’étant pas très courante dans les années 1950.
Les cours dispensés pendant la période d’apprentissage étaient variés. Ils comprenaient aussi bien des matières générales, comme le français ou l’algèbre, que des matières techniques et spécifiques à chaque corps de métier (technique des navires, …). L’enseignement comportait aussi un aspect pratique. Néanmoins, les apprentis étaient séparés du reste du chantier. On comptait un moniteur pour sept à huit apprentis, chaque corporation ayant son professeur. Les apprentis n’étaient pas rémunérés, ils recevaient juste quelques petites gratifications.
Les Anciens Chantiers Dubigeon organisaient l’apprentissage pour quatre métiers : chaudronnier, traceur, ajusteur et tourneur. La première année était commune pour les tourneurs et les ajusteurs. Ces derniers recevaient une formation spécifique en deuxième et troisième année, puis devaient faire une année de perfectionnement avant d’achever leur formation. Une partie de l’apprentissage pouvait se dérouler sur le site des Ateliers et Chantiers de Bretagne (dont les Anciens Chantiers Dubigeon étaient une filiale). Certains métiers, comme électricien, n’étaient pas enseignés au sein des Chantiers mais aux Ateliers et Chantier de la Loire.
Ouvriers travaillant sur cale aux Anciens Chantiers Dubigeon
Date du document :
La véritable entrée dans le monde du travail ne se faisait qu’à l’issue de la formation. Le nouvel ouvrier recevait alors un Livret d’accueil, nominatif, dans lequel était présentée l’entreprise avec son histoire, ses objectifs et les bateaux qu’elle fabrique. Il comprenait surtout des informations pratiques pour le nouvel arrivant, l’accent étant mis sur les conditions de sécurité, la médecine du travail, les activités et services sociaux, mais aussi les noms de ses supérieurs hiérarchiques.
En plus de l’apprentissage, les Chantiers proposaient plusieurs types de formations professionnelles, dont une partie était commune avec d’autres chantiers. Une école de dessin était ainsi gérée par les ACL. La Promotion du Travail organisait des cours pour les ouvriers n’ayant pas eu accès à l’apprentissage. Ces enseignements pouvaient être dispensés avec la participation de Direction de l’Enseignement Technique ou du Syndicat des Industries Mécaniques et Navales. Il existait aussi des cours du soir de niveau élémentaire pour les manœuvres et les ouvriers n’ayant pas de CAP, une préparation au Brevet Professionnel ou à l’enseignement technique supérieur.
Les équipes de travail
Les ouvriers étaient organisés en équipes de travail, supervisées par un chef d’équipe. Pour le travail à bord, un chef était désigné pour chaque bâtiment. Il supervisait l’ensemble du travail à y effectuer et les équipes qui y travaillaient. Il était ensuite assigné à un autre bateau, tout comme les ouvriers. Lorsque l’on travaillait à bord, on n’avait donc pas toujours le même chef. Pour le travail en atelier en revanche, le chef d’atelier restait toujours le même.
Chaque ouvrier travaillait en tandem le plus souvent. Un ouvrier plus expérimenté faisait équipe avec un jeune (le matelot), ce qui permettait de lui transmettre son savoir-faire et de lui enseigner la pratique, qu’il soit entré sur le chantier après un apprentissage ou qu’il soit manœuvre sans qualification.
Ouvriers des Anciens Chantiers Dubigeon
Date du document :
Des corporations au sein du chantier : les riveurs et les traceurs
Certaines corporations avaient une organisation qui leur était propre et bien définie. C’est le cas des riveurs. Une équipe de riveurs comprenait trois, voire quatre ouvriers. Ce métier ne demandait pas une qualification poussée. Le savoir-faire s’apprenait sur la tas, le jeune observant le maître-riveur. Chacun des trois postes de l’équipe de rivetage correspond à un niveau de maîtrise technique ; on les montait les uns après les autres. Le jeune commençait chauffeur de clous vers 12 ans, il pouvait ensuite devenir teneur de tas vers 17 ans, puis riveur première catégorie vers 25 ans. Enfin, il pouvait terminer chef riveur, c'est-à-dire qu’il encadrait plusieurs équipes.
Le métier de traceur est un cas à part. Il s’agit d’ouvriers, mais leur formation plus poussée, leurs connaissances théoriques et leur savoir-faire en faisaient en quelque sorte les aristocrates des ouvriers de la navale. Leur travail était très conceptuel et intellectuel. De la même façon que les riveurs, une grande partie du savoir-faire s’acquérait sur le chantier. Les jeunes commençaient par les pièces les plus simples (panneaux plans pour le pont, bordés…). Puis selon l’expérience acquise, le traceur se voyait confier des taches de plus en plus complexes. Ce n’est qu’après 7, voire 10 ans qu’un traceur pouvait réaliser un bulbe d’étrave par exemple. De même, seuls les traceurs les plus qualifiés étaient capables de développer un bordé, remettant à plat les formes courbes, imaginant les imbrications entre les pièces. Cette qualification poussée a conduit de nombreux traceurs à occuper par la suite des postes d’encadrement, équivalant à des postes d’ingénieurs.
Rivetage du support d’arbre de l’escorteur Guépratte
Date du document : 1956
Des conditions de travail difficiles
Aux chantiers, le travail peut s’effectuer en atelier, en extérieur (sur les cales de montage) ou à bord.
Le métier de traceur s’effectue en intérieur, dans la salle à tracer, environnement qui semble assez protégé. Néanmoins, la salle à tracer à proprement parler se situe au dernier étage du bâtiment, sous le toit de tôle. Il y régnait une chaleur torride en été et un froid glacial en hiver, tout juste atténué par quelques braseros.
Le rivetage fournit un exemple de métier aux conditions particulièrement difficiles. Il y a pour cela plusieurs raisons. Il s’agit d’un travail très dur physiquement puisque, même avec un marteau pneumatique, il faut emboutir les rivets. D’autre part, l’endroit de la pose peut s’avérer particulièrement pénible, exigu ou difficile d’accès. Le bruit était constant et très important (en moyenne 80 à 100 décibels quotidiennes). Les riveurs devenaient sourds très tôt. Enfin, la chaleur était elle aussi une préoccupation constante. Elle provoquait le besoin de se désaltérer, souvent avec des boissons alcoolisées, ce qui révèle un autre problème de la vie des chantiers.
Les monteurs travaillaient en extérieur, autour de la cale. Ils étaient donc constamment soumis aux aléas climatiques. De plus, ils devaient monter en haut des étemperches au fur et à mesure de l’avancement du montage de la coque.
Les accidents de travail n’étaient pas rares. On retrouve dans les journaux des échos de ce type d’événements. Pour exemple, un arrêté de la Cour d’appel de Rennes du 12 décembre 1895 condamne les Chantiers Dubigeon à verser des dommages et intérêts (une pension annuelle et viagère) à un ouvrier riveur dont l’œil a été crevé par un éclat de métal. Le chantier n’avait pas mis de lunettes de protection à sa disposition.
Affiche mettant en garde les ouvriers sur les dangers liés à l’utilisation de machines
Date du document :
Une rémunération variable
La rémunération des ouvriers sur le chantier n’était pas entièrement fixe. Le salaire comportait deux parties : une base fixe et des boni, variables à chaque paie. Des primes venaient s’ajouter au salaire en cas de travaux pénibles.
Le salaire dépendait de l’échelon de l’ouvrier, les barèmes étant fixés par les conventions collectives. Dans le cas d’un grutier par exemple, il y avait trois échelons – P1, P2, P3 (Professionnel premier échelon…) – auxquels on accédait en fonction de l’ancienneté et des connaissances acquises par la formation ou sur le chantier. Des profils de carrières de ce type existaient pour chaque profession.
Les boni pouvaient être de plusieurs sortes. Lorsque des travaux étaient effectués dans des conditions pénibles ou particulières (travaux à bord, essais en mer), une prime était versée à l’ouvrier.
Certains travaux se faisaient aux chantiers « au marchandage ». Le travail à effectuer était indiqué sur une fiche de travail avec le temps alloué à cette tâche. Si l’équipe parvenait à faire le travail prévu en un temps inférieur au temps de la fiche, le salaire augmentait. Le bonus tarifé augmentait en fonction du pourcentage de temps gagné. Les travaux dont le temps de réalisation était difficilement prévisible n’étaient pas soumis à ce type de pratique et étaient payés moins chers que le marchandage.
En plus de la paie, l’ouvrier pouvait recevoir une rémunération en nature. Monsieur Cheval, ajusteur aux Anciens Chantiers Dubigeon à partir des années 1950, se rappelle ainsi avoir reçu à la sortie du travail un litre de lait ou encore un bon pour un pain.
Les organisations sociales de l’entreprise
L’organisation sociale des Anciens Chantiers Dubigeon comprenait différents organismes, de statuts différents, dépendants de l’entreprise elle-même ou organisés par les employés.
En-tête représentant les Anciens Chantiers Dubigeon
Date du document :
Le comité d’entreprise (CE) était dirigé par le directeur des chantiers. Une bibliothèque dépendait du CE avec le concours de la municipalité. Elle prêtait aux ouvriers des livres à des conditions très avantageuses. Pendant la guerre, une caisse de solidarité fut créée pour venir en aide aux familles de prisonniers appartenant aux Chantiers. Les ouvriers versaient une cotisation à laquelle s’ajoutaient des versements de la société. Une assistance sociale s’occupait des familles d’ouvriers connaissant des difficultés. Une caisse mutuelle de secours, créée par le personnel, servait en cas d’interruption du travail.
Enfin, une coopérative, la « Société Coopérative du Personnel des Anciens Chantiers Dubigeon », s’est constituée en société indépendante. Elle disposait d’une totale autonomie financière, mais le chantier lui fournissait un local, des avantages en personnel de gestion et des facilités de transport.
Pour la plupart formés par l’entreprise Dubigeon dès leur adolescence, de nombreux ouvriers effectuent l’intégralité de leur carrière sur les chantiers navals du Bas-Chantenay. Traceurs, riveurs ou encore monteurs doivent supporter des conditions de travail souvent pénibles pour une paie au montant variable. Ces conditions participent à l’émergence de solidarités entre les ouvriers qui s’organisent au sein de corporations ou d’organismes sociales.
Gaëlle Caudal
Article rédigé à partir de l’étude de Céline Barbin – Monographie des Anciens Chantiers Dubigeon – 2011
2021
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Bibliographie
Barbin Céline, « Les anciens chantiers Dubigeon de Chantenay (Nantes) », in L'Archéologie industrielle en France, 2011
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Rédaction d'article :
Gaëlle Caudal
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