Travailleuses pour l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale
Entre février 1943, date de l’instauration du Service du travail obligatoire (STO), et mai 1945, quelque 450 000 jeunes Français ont été forcés de partir outre-Rhin remplacer dans les usines les Allemands mobilisés en masse sur le front russe. Ce que l’on sait moins, c’est qu’environ 80 000 femmes sont également parties.
Un récit inattendu
Nous avons découvert cette réalité en 2020 dans le cadre du projet Romances européennes développé par la compagnie de théâtre Moradi au sein du quartier du Breil à Nantes. Interrogée sur son plus ancien souvenir d’Europe, une habitante nous répondit : « Ma mère », ajoutant le peu qu’elle en savait : cette femme, Yvette Paré, était décédée en 1944 à Vienne, en Autriche, où elle serait partie pour le STO.
Il nous a fallu deux ans de recherches dans les archives et les travaux des historiens sur cette période pour démêler cette histoire et reconstituer le parcours de cette femme, morte à seulement 22 ans loin de son pays et des siens. Un destin qui éclaire plus largement le sort des femmes sous l’Occupation.
Une jeunesse éprouvante
Mariée dès l’âge de seize ans et demi, Yvette Paré était déjà mère de deux enfants lorsque, en octobre 1942, son mari fut hospitalisé pour une tuberculose – il y resta jusqu’en février 1944. Lorsque ce n’était pas la guerre et ses répercussions, comme la captivité, qui éloignait les hommes, c’était la maladie, particulièrement dans les milieux populaires. Les deux beaux-frères d’Yvette, charpentiers, souffraient des bronches à force d’avoir respiré de la sciure ; son frère aîné couvait une tuberculose qui l’handicapa toute sa vie. Les pénuries, les privations, qui ne firent que s’accentuer pendant l’Occupation, fragilisaient les organismes, de plus en plus vulnérables aux maladies.
Or, un mari malade signifiait une épouse seule et sans ressources. À cette époque, 800 000 femmes de prisonniers survivaient avec une maigre indemnité. Yvette n’avait même pas ça. Comment s’en sortir avec deux petits enfants sur les bras ? Ici intervient un autre facteur d’aggravation, plus fréquent dans les milieux populaires, particulièrement frappés par la dureté des temps : la fragilisation des solidarités familiales. Issue d’une famille déjà dysfonctionnelle, Yvette ne pouvait pas compter sur l’aide de ses parents, ni d’ailleurs de sa belle-mère, veuve de guerre qui avait élevé seule ses trois fils. Elle se rabattit sur son frère aîné, le seul susceptible de lui porter assistance, d’autant plus qu’il n’avait pas d’enfants.
Fin décembre 1942, après lui avoir confié ses deux petits, elle fut admise à l’Hôtel Dieu de Nantes, où elle séjourna encore en février 1943 ; elle aussi était malade. Puis elle disparut. On la retrouva à Vienne, en Autriche, en juin 1943. Elle y travailla comme aide-cuisinière dans une auberge de la gare de l’Ouest avant de finir sa courte vie de nouveau dans un hôpital, au matin du 1er janvier 1944.
Acte de décès d’Yvette Paré
Date du document : 1944
Pourquoi partir ?
Qu’est-ce qui avait pu convaincre Yvette Paré de partir ? Quelles pouvaient être les motivations de jeunes femmes françaises pour un déracinement aussi radical et lourd de sens ?
Yvette n’a pas été réquisitionnée dans le cadre du STO, qui ne concernait que les hommes. Elle serait donc partie de son plein gré.
Se porter volontaire offrait des avantages économiques immédiats : une prime de 1000 francs dès la signature du contrat ; en Allemagne, un salaire, généralement supérieur aux salaires français, dont elles pouvaient envoyer une partie à leur famille ; laquelle percevait en plus un demi-salaire pendant la durée du contrat. C’était alléchant pour des femmes sans ressources ni formation, même si, dans les faits, le salaire en Allemagne ne suffisait pas toujours à payer le logement et la nourriture.
Adresse pour les Volontaires pour aller travailler en Allemagne
Date du document : 1942
Comme nombre de femmes, et même de mères de famille, Yvette a pu trouver dans cette perspective une solution pour subvenir aux besoins de ses enfants, elle qui n’avait ni travail ni qualification.
Des jeunes femmes se sont résolues à partir parce qu’elles ne bénéficiaient d’aucun soutien dans leur famille. D’autres encore parce qu’elles pouvaient ainsi échapper à la tutelle oppressante d’un père ou d’un mari. Ce fut peut-être le cas d’Yvette, qui a pu signer son contrat d’embauche sans l’accord de son époux – Vichy, qui avait renforcé la sujétion des femmes mariées, n’était pas à une contradiction près.
Ouvrière française au travail en Allemagne
Date du document : 1942-1943
Volontaires ?
Il faut s’interroger sur le qualificatif de « volontaire » qui a tant pesé dans la condamnation morale dont ont souffert les travailleuses françaises revenues d’Allemagne à la Libération. Certes, aucune n’a été requise d’office. Mais la gamine qui avait volé trois pommes ou une poule, à qui on offrait le « choix » entre l’emprisonnement et le travail en Allemagne, était-elle véritablement volontaire ? La nécessité économique, les urgences de la survie, leur donnaient-elles vraiment le choix ? Même les requis du STO ont rapidement compris à leur retour qu’ils étaient du mauvais côté de la victoire, a fortiori ces femmes forcément « volontaires ».
Une histoire enfouie
Leur mémoire, comme celle d’Yvette, a été enfouie dans le silence. La plupart n’ont jamais expliqué leur « choix » ni raconté ce qu’elles avaient vécu en Allemagne – à savoir la perte de liberté et le travail forcé. Mais qui s’en souciait ? Il aura fallu la curiosité de leurs enfants et plus souvent celle de leurs petits-enfants pour faire resurgir l’histoire de certaines de ces femmes, sans compter le travail de recherche des historiens. C’est ainsi que nous avons pu bénéficier des lumières de Camille Fauroux, la première historienne française à avoir consacré un livre à ces « travailleuses civiles » parties travailler en Allemagne.
Au final, l’histoire singulière d’Yvette, jeune femme désorientée dans la tourmente de l’Occupation, s’intègre à une Histoire plus large, de plus en plus documentée, qui revisite la Seconde Guerre mondiale sous l’angle de l’expérience vécue par les femmes.
Sylvain Maresca
2024
En savoir plus
Bibliographie
Maresca Sylvain, De Nantes à Vienne. Une femme sous l’Occupation, Éditions La Geste, La Crèche, 2024
Fauroux Camille, Produire la guerre, produire le genre. Des Françaises au travail dans l’Allemagne nationale-socialiste (1940-1945), Éditions de l’EHESS, Paris, 2020
Pages liées
Un nouveau livre sur un pan méconnu de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale
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Rédaction d'article :
Sylvain Maresca
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