Bandeau
Vincent Gâche (1803 – 1884) Armor

382

1909 : le Belem arbitre involontaire du conflit entre ferblantiers et conserveurs


Le 25 avril 1910, le Belem arrive à Nantes à 6h30 au quai de la Piperie en face des magasins généraux de Paris. Il revient au port avec 4 caisses scellées, embarquées 7 mois plus tôt et qui ont donc fait le voyage Nantes – La Guyane – La Martinique – Nantes. L’analyse de leur contenu est très attendue par le monde syndical et patronal de l’industrie des conserves. Pourquoi cet aller-retour et cet intérêt ?

Corporation des boîtiers ferblantiers

Avec le développement de la conserve et l’adoption du fer blanc pour les contenants, la fermeture hermétique des boîtes est une condition indispensable de la réussite du procédé. Les ferblantiers puis les boîtiers ferblantiers et les soudeurs ont développé un savoir-faire important. Ils ont aussi amélioré les cadences et la qualité des fabrications. Ils saisissent vite le poids de leur travail dans la réussite des entreprises et forment une corporation des « boîtiers ».

Atelier de remplissage et de soudure des boites de conserves

Atelier de remplissage et de soudure des boites de conserves

Date du document : 1873

Dès 1851, ils signent avec les conserveurs une convention leur assurant un traitement particulier et une rémunération plus importante.

Recherches de mécanisation de la fabrication et de la fermeture des boîtes

La fabrication de la boîte et sa fermeture représentent des postes importants dans le prix de revient, et à Nantes comme ailleurs, on cherche à développer des solutions mécanisées. Pas à pas, des simplifications du montage des boîtes sont envisagées : emboutissage, agrafage, crochetage… L’idée est de remplacer les opérations de soudage par un assemblage mécanique des différentes parties de la boîte entre elles : le sertissage. La première ébauche de serti est réalisée en 1861 (Rouchaud à Bordeaux), la première machine (sertisseuse) est brevetée en 1868 (Bourgine à Paris) et les premières fabrications chez les fabricants de boîtes ont lieu vers 1879. Les Nantais Saunier (1888) et Firmin Colas (1889) sont bien dans la course, d’autant plus que les nouvelles réglementations sur l’inclusion de soudure dans les boîtes deviennent de plus en plus contraignantes. De plus, depuis 1893, la production de fer blanc aux forges de Basse Indre et les progrès amenés par le sertissage des fonds ramène à Nantes la fabrication de boîtes.

Reste encore à résoudre la fermeture des boîtes qui se fait toujours par soudure après emboîtage sur les lieux de production. Cette opération fait appel à une main d’œuvre importante, mieux payée et bien organisée. Son remplacement par l’installation de sertisseuses génère d’abord des grèves, puis entraîne des émeutes comme le saccage de l’usine Masson à Douarnenez en 1902 ou la révolte et les destructions de machines à Concarneau en juillet 1909.

Destruction des sertisseuses par les ouvriers des conserveries

Destruction des sertisseuses par les ouvriers des conserveries

Date du document : 21/01/1903

Un test en vraie grandeur

Le 26 juillet 1909 se tient à une réunion de crise à la Préfecture de Nantes. Malgré les événements récents, syndicats de soudeurs et patrons acceptent le dialogue et se réunissent pour chercher une issue. Les aspects sociaux sont traités dans un autre cadre ; c’est sur la fiabilité du procédé du sertissage que portent les discussions. Les soudeurs prétendent qu’aucune machine ne pourra faire aussi bien qu’eux, appuyés dans cette conviction par certains membres du ministère de la Guerre et quelques conserveurs : craintes de perte d’étanchéité, de joints attaqués par l’huile, de taux de défectueux importants, de risques pour les clients. De leur côté les principaux conserveurs parlent de progrès, de cadences, de prix de revient, de concurrence. Pour s’allier les pêcheurs, ils soulignent aussi la nécessité d’augmenter la capacité d’absorption lors de pêches importantes.

L’idée d’un test comparatif en conditions réelles de transport est retenue : on décide d’embarquer à bord d’un navire des boîtes de conserves prélevées dans diverses fabriques et on les comparera à des témoins restés à la Préfecture.
Le 24 septembre 1909, des échantillons issus des deux techniques (soudage ou sertissage) sont reçus dans la salle de la répression des fraudes à la Préfecture, en présence des soudeurs, des usiniers et de l’administration. Cinq usines différentes constituent l’échantillonnage : Saupiquet de Nantes (sertisseuse Vorges et Bernard), Pellier des Sables (sertisseuse Bliss), Amieux de Sauzon (sertisseuse Carnaud), Amieux de Quiberon (sertisseuse Bernier et Riom) et Cassegrain de Croix-de-Vie (sertisseuse Reinert). Au total, 385 boîtes sont rassemblées, dont 207 serties et 178 soudées. Cinq boîtes serties provenant d’une fabrication antérieure (1908) sont également ajoutées dans la caisse Saupiquet.

Copie du Procès-Verbal d’embarquement à Nantes envoyé par la Préfecture à M. Cassegrain, 25 septembre 1909

Copie du Procès-Verbal d’embarquement à Nantes envoyé par la Préfecture à M. Cassegrain, 25 septembre 1909

Date du document : 25/09/1909

Il a été fait deux lots distincts :
• Un premier lot 76 boîtes soudées, 104 serties dont 3 en 1908,
• Un second lot 102 boîtes soudées, 103 serties dont 2 en 1908.

Le premier lot est emballé dans quatre caisses fermées et plombées et le second est emballé dans une grande caisse qui restera à la Préfecture. Les quatre caisses du premier lot sont embarquées sur le trois-mâts Belem qui part pour un voyage au long cours.

Retour à Nantes

De retour à Nantes le 25 avril 1910, on décharge les caisses du Belem.

Sertissage et soudage : l’arrivée du Belem

Sertissage et soudage : l’arrivée du Belem

Date du document : 25/04/1910

L’ouverture est programmée au 19 mai, le temps d’organiser la réunion et de faire venir des spécialistes parisiens :
• Le Professeur Pouchet, membre de l’institut, directeur du Conseil supérieur d’hygiène, professeur à la Faculté de médecine de Paris,
• Léon Padé, expert-chimiste au tribunal de la Seine, directeur du laboratoire de la bourse de commerce de Paris. Ce dernier intervient à la demande des soudeurs.

Les experts jouent la montre

Le procès-verbal de la réunion du 19 mai signé par les participants précise : « Avant de se séparer la Commission demande que les opérations d’analyses soient poussées le plus activement possible et il est entendu que dès que les résultats en seront définitifs, ils seront portés à la connaissance des intéressés par M. le professeur Pouchet auquel les parties déclarent laisser le soin de rédiger le communiqué officiel à faire à la presse ».

Neuf mois plus tard, il n’y a toujours pas de communiqué officiel. Mais en février 1911, quelques mots dans le compte-rendu du huitième Congrès des fabricants français de sardines laissent entendre que l’expert aurait « conclu nettement que les boîtes fermées mécaniquement présentaient, au point de vue de l’hygiène, des garanties au moins égales aux boîtes soudées ».

Cette conclusion avait été donnée, mais non diffusée, dès le 9 décembre 1910 à M. Hermès de la Fédération des ferblantiers boîtiers. D’après le Phare de la Loire du 9 février 1911, « Les analyses effectuées sur les échantillons prélevés… ont démontré que les conserves serties étaient absolument identiques aux conserves soudées… Les conserves serties présentent, en outre, le grand avantage de ne jamais contenir de marrons de soudure dont la présence peut être préjudiciable ». M. Hermès conteste et souhaite un rapport détaillé avec des analyses comparatives et de nouvelles ouvertures sur les échantillons restés sous scellés, considérant que le vieillissement après sept mois de mer, était insuffisant.

On n’arrête pas le progrès

De nouvelles analyses des boîtes sont organisées en juillet 1911, mais seuls les soudeurs s’expriment dans la presse avec des chiffres en faveur de leur technique. Leur expert, M. Padé, conteste le protocole et considère qu’il aurait été préférable de prendre d’autres produits que la sardine pour cette étude. Faut-il tout recommencer ? Il semble trop tard pour cela, deux ans sont passés depuis le voyage du Belem. Le combat est perdu, les machines remplacent peu à peu les soudeurs.

Et le Belem poursuit ses navigations.

Laurent Venaille
Association La conserve des Salorges à la Lune
2024

Aucune proposition d'enrichissement pour l'article n'a été validée pour l'instant.

En savoir plus

Pages liées

Conserveries

Belem

Syndicalisme

Amieux

Conserverie Saupiquet

Tags

Événements nantais Conserverie Agroalimentaire

Contributeurs

Rédaction d'article :

Laurent Venaille

Vous aimerez aussi

Mireille Joséphau (Nantes, 1940)

Personnalité nantaise

Première métisse sacrée Reine de la Mi-Carême en 1958, Mireille Joséphau reste la plus connue et la plus populaire dans la mémoire des Nantais.

Contributeur(s) :Cécile Gommelet , Gaëlle Caudal

Date de publication : 07/09/2021

4108

Tour de France

Société et culture

Les liens de Nantes avec le Tour de France sont historiques, puisque le fondateur de la course, le marquis de Dion, est un temps député de Loire-Inférieure, et que la ville accueille...

Contributeur(s) :Jean-Noël Février

Date de publication : 18/10/2023

371

Incendie rue de Crucy

Événement historique

Connu par la presse locale sous le nom de « L’incendie de la rue Crucy », ce fait divers qui se déroule le 27 décembre 1892, tourne au drame lorsque les magasins d’alcool Vincent, Gautier...

Contributeur(s) :Xavier Trochu

Date de publication : 11/02/2021

1630