Interview imaginaire de Julienne David
Et si Julienne David répondait à quelques questions imaginées par Thérèse André-Abdelaziz, autrice de Moi, Julienne David : corsaire, nantaise, jamais soumise, que nous dirait-elle ?
Signe astrologique ? Poisson, car je suis née un 21 mars à Saint-Mars-du-Désert au lieu-dit « Places » . Un signe d’eau ! Et cela tombe plutôt bien pour moi qui ai été corsaire !
Couleur ? Rouge, en hommage à ma tignasse de feu. Lorsque j'étais enfant, les villageois s'en méfiaient. Ils disaient que mes parents n'étaient pas mes parents ou bien que ma mère avait forniqué avec le démon, une nuit de pleine lune, alors quelle était saignante. Cette chevelure de feu, il m'arrive de la cacher avec un foulard rouge vif, et parfois j'enserre ma taille avec une écharpe de la même couleur.
Odeurs ? Celle des plantes médicinales dont ma mère faisait des breuvages et des mixtures. Elle m’a appris à m’en servir. On a commencé à me connaître et à faire appel à mes médecine… D’ailleurs je les portais toujours à même la peau, dans une bourse de toile retenue par une cordelette ! Leur odeur est si forte qu’elle suffit à éloigner les importuns. On disait que j’étais capable de réveiller un mort avec les herbes des sorcières et des magiciens : jusquiame noire, belladone sans tige, « les plantes du Malin » comme la mandragore qui a forme humaine… Je les connais toutes. Il y a l’ortie pour soulager les menstrues des femmes, le coquelicot et la moutarde pour calmer la toux. Et encore l’armoise et l’épilobe, la menthe pouliot pour les méninges et le Chardon de Marie si précieux en cas d’intoxication alimentaire...
Plus tard, sur les quais, l’odeur du calfatage m’a saisie, mêlée à celles des cordages… Celle du sucre dans les raffineries ! Celle des étoffes dans les manufactures qui tissaient et imprimaient des indiennes, des toiles peintes, des toiles de lin.
Les odeurs des combats et de mes compagnons Chouans m’imprègnent aussi, mélange de sueur, de poudre de canon, de pierre à fusil, de sang, d’écorce et de feux de bivouac.
Et aussi : celles du cuir, de la fumée, de la grenaille, des pavés que les roues chauffent à blanc...celle des canassons qui piétinent dans le crottin sur la Place du Port-au-Vin. Les relents des tanneries près de l’Erdre et des poissons en bordure de Loire. Il n’y a pas d’égouts, les caniveaux débordent. Toute la cité est fétide.
Sons ? J’entends encore les clameurs de tous les petits métiers de la rue, à Nantes. Le crieur de journaux qui hurle les dernières nouvelles, le porteur d’eau qui module « A l’eau ! A l’eau ! » en cognant sur son seau. Et les rémouleurs, marchands des quatre-saisons, éboueurs, chiffonniers, ramoneurs, portefaix, vitriers ! Sans parler des mendiants, des aveugles et des estropiés qui tournent la manivelle des boîtes à musique ou des orgues de barbarie… Je ne les oublierai jamais, ils font partie de moi.
L’apparition des premiers omnibus, tirés par des chevaux, change le visage de la ville. Ils sillonnent ses ponts sur la Loire. De nouveaux bruits apparaissent. Assourdissants. Celui de la crécelle qui donne le départ de l’omnibus, et de la trompette qui corne pour prévenir de son passage. Et puis les hennissements des chevaux, les jurons des charretiers, le tintamarre des tombereaux qui bringuebalent.
L’enfance ? C’est la misère. Je vis avec ma famille dans une maisonnette basse, avec des murs de torchis, un sol de terre battue, entourée de terres incultes, désertifiées par les crues de l’Erdre. St Félix alors évêque de Nantes l’a détournée de son cours au 6e siècle.
Je deviens saignante. Je sais ce que ça veut dire et ça ne me plaît pas. Désormais, je dois seconder ma mère partout. À moi, les plus grosses corvées : la cuisine en plus des lessives au ruisseau ou au lavoir, le ravaudage des vêtements, les soins en cas de maladie, le nettoyage de la fosse où mon père et mon frère - soit les mâles de la famille !- vident leurs intestins… On m’interdit, en alternance, à chaque menstrue, la préparation de certains plats. La croyance populaire dit que mon état de saignante, donc d’impure, ferait tourner les sauces et corrompre le vin dans les fûts. Mon haleine et mon odeur en seraient la cause !
Des rêves ? J’en ai ! Nous sommes en 1789, des hommes de passage dans la contrée parlent d’émeutes populaires à Nantes, une ville que je ne connais pas. Je me mêle aux ouvriers et artisans nantais que la cherté de la vie pousse vers la campagne. Nantes est en fièvre, disent-ils, et ma jeunesse s’enfièvre quand ils racontent les ponts, les navires dans le port… Je supporte de moins en moins ma condition. Je ne peux me voir en paysanne dans une vie déjà tracée.
1792 : Louis XVI est guillotiné le 21 janvier et la France entre en guerre avec l’Angleterre. On a besoin d’hommes pour repousser l’ennemi et des commissaires, mandatés par les bleus, parcourent les communes pour procéder au tirage au sort de jeunes paysans qui seront envoyés aux frontières. Des jeunes se rebiffent, bien décidés à se défendre. Je suis poussée par le désir impérieux de fuir ma vie et de combattre à leur côté. Je m’engage avec les Chouans.
Et la mer ? Arrêtée, emprisonnée, délivrée par mes compagnons, pas question de vivre à Saint-Mars-du-Désert, je veux courir les mers. Je rôde sur le port de Nantes. Il y a pénurie de main-d’œuvre sur les bateaux et, habillée en garçon, je triche sur mon âge et mon identité, j’affirme que j’ai dix-sept ans et que je m’appelle Jacques David. C’est ainsi que j’embarque sur le navire corsaire La Jeune-Agathe sous les ordres du Capitaine A. Rosier, comme novice de la marine marchande. Je deviens Jacquot pour l’équipage.
La vie à bord ? Je suis un mâle parmi les mâles. Buvant le même vin au même pot, mangeant la même nourriture : biscuits de mer, lard salé, morue, fèves et pois. Dormant dans les branles, près de la cuisine, parmi les rats et les canons. Comme tous les autres, je vis dans la promiscuité et l’insalubrité. Il n’y a aucune commodités, on se soulage où on peut. On porte la même et unique chemise plusieurs semaines, les mêmes culottes de toile et le même bonnet. J’ai échappé au scorbut et aux fièvres qui n’épargnent pas les marins plus faibles ou plus âgés. L’eau est précieuse à bord, on ne la gaspille pas, il faut la garder pour l’entretien du pont. Il est si souillé que les novices de corvée dont je fais partie sont imprégnés de puanteurs. Mais pas question de se laver ! On garde ses hardes mouillées et on travaille souvent pieds nus. Par tous les temps.
Combien de vies en une seule ? De Julienne David au novice Jacquot et à Jacquot le roulier, ce sont des vies multiples. Laborieuses et aventureuses. De la Révolution à l’Empire. C’est un monde masculin, dur et implacable.
Qu’aimez-vous à Nantes ? J’aime tant de lieux ! Je ne puis les nommer tous. L’île Feydeau, par exemple, cet ancien banc de sable jonché de saules, devenu une île de Loire au centre de la ville. On y a construit des immeubles et cet endroit devint la résidence des grands armateurs nantais enrichis par le commerce triangulaire.
Bien sûr, je ne puis oublier le Quai de la Fosse, un quartier chaud au cœur de la cité. Il grouille de tout un monde interlope qui déborde des ruelles coupe-gorge sur les quais. Ici, la campagne a pénétré la ville, la vie y est à moitié rurale. Les barges de foin et de fourrage côtoient les navires et les paquebots. Le Quai de la Fosse, c’est le règne des arbres… mais aussi de la nuit et des femmes galantes, celui des cabarets.
J’aime Nantes, cité en perpétuelle mouvance : murmures de l’eau, va-et-vient des commis et des marins qui déchargent les marchandises des navires, celui des portefaix qui les enlèvent ou les rangent dans les magasins et les hangars. Le grouillement des intestins de la ville m’enivre. C’est celui du peuple.
Thérèse André-Abdelaziz
2020
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Bibliographie
André-Abdelaziz Thérèse, Moi, Julienne David, corsaire, nantaise, jamais soumise, Ed. Ex aequo, Plombières-les-Bains, 2012 (Hors d'elles)
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Rédaction d'article :
Thérèse André-Abdelaziz
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