Fronts urbains autour des rives de Loire
Au 18e siècle, la création de l’île Feydeau et celle du premier quai unifié entre les quartiers de la Fosse et de Chézine engendrent la création d’un front urbain sur le fleuve. Cette création matérialise le changement de rapport entre la ville et le fleuve. Jusque-là la Loire est un aboutissement pour les venelles de la ville, une protection au pied des remparts de la ville, un obstacle pour ceux qui ne résident pas dans ses murailles. Avec le front qui le longe, le fleuve est définitivement intégré dans l’urbanisme de Nantes dont il accompagne le développement urbain.
Du projet à la mise en œuvre
Vers 1710 Nantes est une « vieille ville malpropre aux rues médiocres, aux faubourgs lépreux, elle entasse encore ses êtres et ses richesses ». L’arrivée d’un nouveau maire, Gérard Mellier, va transformer l’urbanisme.
La réglementation de la construction pour lutter contre l’incendie proscrit au maximum l’utilisation du bois au profit de la pierre, en particulier dans les quartiers comme la Fosse où le tissu urbain très resserré favorise la propagation du feu.
Mellier prend également conscience de « la difformité qui se rencontre dans l’alignement de plusieurs maisons qui se trouvent plus ou moins avancées sur les quais de la Loire le long de la Fosse ». Dès 1709, il exprime, dans son Traité au droict de voyerie, sa conviction que : « L’embellissement des villes consiste dans la construction des bâtiments en ligne droite [...] d’une manière qu’une rue entière ne paraisse qu’une maison ». Pour obtenir ce résultat, il faut que toutes les façades des édifices soient alignées et que l’architecture de ses façades soit identique.
A l’époque, le quartier de la Fosse a un aspect hétéroclite – mélange de maisons neuves et de maisons plus ancienne, les unes en avant, les autres en retrait, élevées de façon anarchique. Pour les hommes de l’époque, ces bâtisses « recullées et enfoncées et hors du niveau de plusieurs autres maisons qui avancent de plusieurs toises dans la ruë et emplacement de la Fosse » causent un tort considérable à la physionomie de la ville.
La mise en œuvre d’un front urbain commence donc vers 1720 avec les premiers alignements des façades autour de la Bourse. Puis, vers 1740, l’uniformisation et prolongement du quai de la Fosse donne l’occasion de procéder à l’alignement du front bâti parallèle à la rive. Une partie de l’alignement se fait au moyen d’une « avance » sur laquelle les propriétaires peuvent agrandir leur immeuble. L’« avance » consiste en un morceau de terrain pris sur le domaine public, dont la surface est déterminée par la façade de la maison et par la ligne du nouvel alignement, fixée par les juges de police. En échange de l’octroi de cette avance, la Ville oblige les propriétaires à « respecter un même ordre d’architecture », c’est à-dire à construire en pierre de taille, avec des niveaux alignés d’un immeuble à l’autre, selon les plans développés pour le lotissement de la Chézine par Delafond. Gérard Mellier estime qu’« il est notoire et ne peut être contesté que cet endroit de la Fosse se trouvant dans le même ordre d’architecture et dans le même enlignement deviendra la plus belle promenade de toutte la ville ».
Dessin qui sera suivi pour les façades des maisons et magasins que l'on construira sur les emplacements de Chézine à Nantes
Date du document : 1725
A la même époque, l’île Feydeau ayant été créée, son lotissement se met en œuvre. Comme sur la Fosse, les immeubles doivent offrir sur la Loire un front aligné. Dès la constitution de la compagnie de l’île Feydeau, Jacques Goubert avait, à la demande de la Ville, dressé les plans des façades des futurs immeubles. Malgré l’acceptation du plan par les actionnaires originels de la compagnie, celui ne sera pas mis en œuvre.
Partout, les propriétaires sont réticents à suivre un modèle unique de façade qui ne leur permet pas de se singulariser. C’est donc un ensemble d’immeubles aux façades bien distinctes les unes des autres qui va peu à peu s’élever sur le quai.
Immeubles du quai de la Fosse et Immeuble n°37 quai de la Fosse
Date du document : 1936
Pour autant, l’alignement est respecté durant tout le 18e siècle. La Loire devient le miroir des bâtiments de tuffeau qui dégagent une image d’opulence.
Presque un demi-siècle plus tard, l’architecte-voyer Jean-Baptiste Ceineray propose, à la faveur de la destruction programmée des remparts de la ville, de créer un alignement des quais et des bâtiments qui s'y trouvent depuis le Port-au-Vin, actuelle place du commerce, jusqu'au château. Il établit le programme d’édification des immeubles du front urbain en 1764 et les travaux sont lancés en 1767. Sous la houlette et l’étroite surveillance de Ceineray, les immeubles bâtis sont regroupés derrière une façade unifiée qui vient régulariser le front : la ville trouve enfin le front unifié et régulier qu’elle tente d’acquérir depuis quatre décennies.
  Nantes avant ses changements  , la Loire entre les quais Brancas et Dugauy-Trouin
Date du document : Avant 1930
Les limites géographiques du front urbain, reflet du centre d’intérêt de la ville
La volonté de créer un front urbain accompagne l’extension du port et sa montée en puissance. C’est ainsi que le front urbain se trouve dans un premier temps concentré sur le quai de la Fosse et l’île Feydeau, tournés vers le port maritime, avant d’être mis en œuvre sur le quai Flesselles puis le quai Brancas qui longent le port fluvial.
Quai Dugay-Trouin, gouache sur papier bleu
Date du document : 10-1826
En revanche, il ne semble pas y avoir eu de projet d’unification du quai de l’hôpital ou du quai de l’île Gloriette, à l’exception de l’alignement. Encore moins sur l’île de la Madeleine, ou sur les îles du sud. L’effort de contrôle de la physionomie urbaine des rives se limite au rivage du cœur de ville.
Une fois passer l’époque des urbanistes, l’aménagement des rives et l’alignement qui en découle vont échoir au service des Ponts et Chaussées. L’Etat consolide les berges par la création de quais et donne l’alignement des édifices afin de laisser les quais libres pour le passage. En dehors de cet alignement, les entrepreneurs ont toute latitude pour bâtir comme bon leur semble sur les rives sans que la physionomie des lieux importe à la puissance publique.
L’intégration de la Loire dans le paysage urbain
Si le front urbain renvoie aux visiteurs l’image que les habitants de Nantes souhaitent donner de leur opulence, il transcrit également le moment où la Loire entre dans l’espace urbain nantais. Jusque-là les bras d’eau marquaient la rive, la limite que la ville ne pouvait ou ne voulait franchir. Les murailles qui se miraient dans l’eau marquaient nettement cette séparation et la confrontation entre l’élément solide – que constituait la ville – et l’élément aqueux.
Île Feydeau
Date du document : 1847
Au 18e siècle, la création d’une l’île artificielle dans le bras de la Bourse, d’un véritable quai de plus d’un kilomètre à partir du faubourg de la Fosse et la destruction des murailles font naître un nouveau rapport à la Loire. Le fleuve devient un élément urbain : il reflète les artères, donne naissance à des places et à des nouveaux quartiers. Plus encore l’organisation urbaine par rapport au fleuve se modifie. Alors que la ville s’étageait sur le coteau et que les venelles aboutissaient perpendiculairement à la Loire, la création du front urbain donne la sensation d’une organisation parallèle à la Loire.
Venelle du 54 quai de la Fosse
Date du document : 10-07-2017
Au cours du 19e siècle, cet état se renforce. La présence de la Loire est prise en compte dans l’aménagement général et dans l’implantation des lieux publics comme les bains de Maison Rouge, l’hôpital, les halles, etc.
Le front urbain est le témoin du moment où la Loire n’est plus seulement l’outil de ceux qui commercent avec l’Amérique mais bien un élément de la vie de tous les Nantais.
Derrière les façades opulentes…
Le front urbain bâti en tuffeau blanc et parfois richement orné renvoie une image d’opulence. L’usage du tuffeau blanc, lumineux et facile à sculpter cache le fait que la grande majorité des immeubles sont, en arrière, construits en moellons de schiste enduits grossièrement. Les percements larges des façades principales dissimulent ceux des murs arrière ou latéraux souvent plus étroits et anarchiques.
Juste derrière le front, l’habitat des Nantais n’a rien d’opulent à de rares exceptions près : la majorité les immeubles des fronts urbains sont des immeubles de rapport qui dès l’origine brassent toutes les catégories sociales. Ils se paupérisent rapidement : un fait que l’on peut facilement constater sur le quai de la Fosse, au n° 91 et 53. Il était également visible dans l’îlot des marins jusqu’à sa « réhabilitation » vers 1990.
Maison au 59 quai de la Fosse
Date du document : 05-05-1939
Au-delà des caractéristiques architecturales et fonctionnelles, le front urbain masque également un urbanisme non régulier et complexe percé de venelles, impasses, d’escaliers au milieu desquels coulent des rigoles d’eau de pluie (et jadis d’égouts), etc.
Escaliers de la rue d'Ancin
Date du document : 10-07-2017
Cette fonction d‘écran que le front urbain acquiert dès sa construction se perpétue dans les époques les plus récentes. Lors de la seconde Reconstruction, la façade principale de l’allée Brancas est rebâtie à l’identique tandis qu’à l’arrière les murs sont en béton armé, percés de multiples petites fenêtres. Le même principe est utilisé pour le n°22 quai de la Fosse.
Façade arrière des immeubles du quai Brancas
Date du document : 10-07-2017
Bien qu’imparfait aux yeux des Nantais du 18e siècle, le front urbain des anciens quais de Loire du centre-ville de Nantes avait pour fonction d’offrir l’image d’une ville idéale, sujet parfait pour les artistes qui ont popularisé cette vision idyllique jusqu’à nos jours. Il constituait un écran entre le fleuve et le tissu urbain complexe, cachant les choix de construction à l’économie, les logements insalubres, les venelles peu engageantes. Les fronts urbains du centre-ville borderont demain la promenade qui mènera touristes et Nantais de la gare à la carrière Miséry perpétuant ainsi la vision de son premier commanditaire, le maire Gérard Mellier.
Direction du patrimoine et de l'archéologie, Ville de Nantes / Nantes Métropole ; Service du Patrimoine, Inventaire général, Région Pays de la Loire
Inventaire du patrimoine des Rives de Loire
2021
Album : L'îlot des Marins
En savoir plus
Pages liées
Tags
Contributeurs
Rédaction d'article :
Julie Aycard
Vous aimerez aussi
Fabriques d’indiennes du faubourg des ponts (2/2)
Architecture et urbanismeUne fabrique de toiles peintes exige la proximité d’une rivière, de vastes prairies et des greniers élevés et aérés pour le séchage, ainsi que des bâtiments permettant d’y installer...
Contributeur(s) :Nathalie Barré
Date de publication : 06/07/2021
2012
Nantes la bien chantée : En la rivière de Nantes
Société et cultureUn navire, décrit comme merveilleux dans ses attributs, quitte le port de Nantes pour se rendre vers le levant.
Contributeur(s) :Hugo Aribart
Date de publication : 20/03/2019
2723
Février 1904 : inondations à Nantes
Géographie et biodiversitéTout au long de son histoire, Nantes a régulièrement subi des inondations. Les plus importantes se sont produites en automne et en hiver, comme celles de 1843 et 1872. En février 1904,...
Contributeur(s) :Xavier Trochu
Date de publication : 10/01/2022
2185