
Espagnols
Les Espagnols ont écrit la plus longue et la plus riche page de l’histoire de l’immigration à Nantes, mais la mémoire de cette histoire est aujourd’hui quasiment cantonnée à l’érudition.
La première « grande époque » espagnole s’ouvre au milieu du 15e siècle et se traduit par une immigration continue jusqu’à la fin du 16e siècle au moins. Liée aux très denses relations commerciales de Nantes avec les ports du golfe de Biscaye, elle se traduit par l’installation d’une colonie de plusieurs centaines d’Espagnols, dominée par des marchands d’envergure parfois européenne, à l’exemple d’André Ruiz, resté très lié à son frère Simon installé à Medina del Campo en Castille, et assez puissant pour recevoir chez lui deux rois de France, Charles IX puis Henri III. Ces marchands, et des familles françaises liées, s’organisent au sein d’une association à ambition de monopole sur le commerce entre Nantes et l’Espagne, la Contratación. Ils s’insèrent parfaitement dans la bonne société nantaise, grâce à leur aisance et à un catholicisme très prisé à Nantes : Olivier Rocaz est anobli dès 1446 et les Daranda font graver dès 1462 une épitaphe en français dans le couvent des cordeliers. Ils francisent souvent leur nom, marient leurs enfants aux meilleures familles, accèdent aux plus hautes charges (dont celle de maire de Nantes) : au 16e siècle ainsi, les Espinoza – Despinoze –, enrichis dans le commerce de la laine et de la toile, sont à la fois cardinal, chancelier de Castille et grand inquisiteur d’Espagne et, pour la branche installée à Nantes dans la première moitié du siècle, titulaires de plusieurs seigneuries et entrés au Parlement de Bretagne : Michel y préside même une chambre en 1622, est fait baron, et une de ses filles épouse un Rosmadec…
Ces Espagnols se diluent ainsi au point que peu de Nantais aujourd’hui identifient l’Espagne dans le quai André Rhuys ou dans la rue Harouys, du nom du maire appartenant à une « deuxième génération ». Le lien est encore plus méconnu avec la modeste rue d’Espagne, près de Saint-Donatien, qui doit son nom à une propriété d’immigrés. Et l’oubli atteint des sommets quand les édiles de la Restauration rebaptisent rue des Marins la rue de la Nation, historiquement liée à la « nation d’Espagne », parce qu’ils croient y déceler l’insupportable mémoire de la Révolution et de sa Grande Nation…
Cette époque est aussi celle de la présence de soldats espagnols lorsque Nantes se trouve impliquée dans un conflit avec le roi de France, ainsi en 1488-1490 et pendant les guerres de la Ligue, à la fin du 16e siècle.
Des pages contemporaines aussi
Cet épisode a longtemps été le seul retenu par les historiens de la ville, alors que la présence espagnole est infiniment plus riche. Après avoir accueilli une immigration liée à la richesse et à la prospérité, Nantes accueille en effet à partir du 19e siècle des vagues successives de réfugiés. Ce sont d’abord les adversaires libéraux de l’absolutisme monarchique, arrivés en 1829-1830, puis, à l’autre bord politique, ces monarchistes très conservateurs connus sous le nom de carlistes, venus en plusieurs vagues, au gré des péripéties politiques espagnoles, des années 1830 aux années 1870 : ils sont déjà suffisamment visibles en 1837 pour que Stendhal, de passage à Nantes, les remarque – on en compte environ un millier en 1876 – et ils deviennent alors un des enjeux de l’opposition farouche entre monarchistes et républicains nantais.
À la fin du 19e siècle arrivent aussi à Nantes de tous autres immigrés, des Basques aux petits métiers, vendeurs d’oublies et autres gaufrettes en particulier, et des Catalans venus des Baléares tenir des boutiques d’oranges, de fruits, de vin avant d’ouvrir parfois un restaurant. Très soudées, ces immigrations limitées entretiennent des réseaux, et les Catalans tiennent pendant la première moitié du 20e siècle une bonne part des épiceries de la ville : leur association est devenue confidentielle, mais certaines des tombes du bourg d’origine, Andraitx, portent des inscriptions à la fois en catalan et en français. Quelques-uns d’entre eux animeront pendant la guerre les mouvements liés au nouveau régime franquiste.
Entre-temps, sont aussi arrivés les réfugiés politiques de la guerre d’Espagne, dès juillet 1936 pour les tout premiers, qui transitent simplement par la ville avant de gagner la caserne Rohan d’Ancenis réquisitionnée à leur intention : leur passage est donc bref, mais la marque forte, manifestations de sympathie en gare, nombreux articles de presse, exposition au Château des ducs… À ces 8 000 premiers réfugiés succèdent 8 000 autres en 1939. Peu, finalement, s’installent sur place : le département tout entier ne compte en 1942 que 700 Espagnols de plus qu’en 1936. Mais les soldats républicains vaincus en 1939 jouent un rôle important dans la Résistance : cinq d’entre eux sont ainsi fusillés parmi les victimes du procès dit « des Quarante-Deux », en février 1943, mais ce rôle n’est mis en évidence que bien plus tard, en 2003, grâce au travail du Comité départemental du souvenir des fusillés de Nantes et Châteaubriant.
Le rêve d’une libération de l’Espagne entretenu à partir de 1944 par les militants républicains s’estompe vite. Même la condamnation obtenue d’un collaborateur notoire des Allemands se perd dans la procédure et l’oubli en 1947. En 1957, le gouvernement ordonne au préfet de ne plus honorer de sa présence les réunions organisées par les réfugiés espagnols qui, pour le regard nantais, se perdent peu à peu dans l’immigration « ordinaire » de celles et ceux qui fuient la misère de l’Espagne franquiste dans les années 1950-1960 : peu nombreux sont les Nantais qui font ainsi de José Arribas, l’emblématique entraîneur du Football Club de Nantes, l’un de ces réfugiés de la guerre d’Espagne…
N’étaient une évocation précise mais discrète dans le Musée d’histoire de Nantes, et une manifestation annuelle du souvenir sur la tombe des fusillés de 1943, on pourrait considérer qu’une nouvelle fois les Espagnols se sont si bien insérés dans la société nantaise que la mémoire de leur originalité s’est effacée.
Alain Croix
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)
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Alain Croix
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