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Bleus


Désignant, à partir de 1793, les partisans de la Révolution et de la République, en référence à la nouvelle couleur de l’habit de la Garde nationale, le mot « bleu » prend une dimension hautement symbolique dans une ville qui s’est trouvée en première ligne au moment des guerres de Vendée. Bastion révolutionnaire, Nantes s’illustre dans la résistance victorieuse à l’assaut de l’armée « catholique et royale » en juin 1793. Elle devient, pour longtemps, un « îlot bleu » dans un environnement rural dominé par les forces hostiles à la République.

L’idée républicaine subit néanmoins les contrecoups de la Terreur sous l’égide de Carrier, et de l’Empire. Aussi, sous la Restauration, les Bleus sont le plus souvent des bourgeois libéraux, opposés au régime, à l’instar de Victor Mangin qui fonde dès 1819 L’Ami de la Charte. La dilution de l’idée républicaine dans les revendications libérales se retrouve encore lors de l’agitation qui marque la ville lors des Trois Glorieuses en 1830, à l’instigation notamment d’Ange Guépin.

Isolé dans le département

Mais l’opposition à la politique de la monarchie de Juillet, qui a pu un temps incarner la victoire des Bleus sur les Blancs, provoque le glissement d’une partie de la bourgeoisie libérale nantaise dans le camp républicain, encore à l’exemple de Victor Mangin qui transforme en 1837 L’Ami de la Charte en National de l’Ouest. C’est dans ce milieu social que l’on trouve nombre de militants républicains : avocats comme Léonce Pelloutier et René Waldeck-Rousseau, journalistes comme Mangin ou médecins comme Guépin. La dynamique républicaine doit aussi beaucoup à Michel Rocher, officier de la Garde nationale, poêlier-chaudronnier devenu entrepreneur, trésorier de l’Association républicaine nantaise, affiliée à la Société des droits de l’homme. Cette dynamique se concrétise dès 1834 par un banquet de 2 000 couverts en faveur de la République. Désormais être bleu, c’est clairement être républicain.

La révolution de 1848 redonne à l’idée républicaine toute son ampleur. Les Bleus nantais jouent alors un grand rôle dans l’organisation du nouveau pouvoir sous la houlette d’Ange Guépin, commissaire pour la Loire-Inférieure avant de remplir les mêmes fonctions à Vannes et, surtout, de Michel Rocher, nommé commissaire général pour les cinq départements bretons en mars 1848. Nantes est le théâtre de grandes festivités pour célébrer la République tandis que de nombreux arbres de la liberté y sont plantés. Mais, aux élections à la Constituante d’avril 1848, les Bleus nantais doivent constater leur isolement dans le département et donc leur défaite électorale. Les législatives de 1849 confirment cette situation. Ici comme ailleurs, le parti de l’Ordre finit par imposer ses vues, donnant à la République un caractère conservateur qui en éloigne les milieux populaires.

Le soutien du Phare de la Loire

Sous le Second Empire, le terme « bleu » se réactive dans l’opposition à l’alliance du sabre et de l’autel qui caractérise la première phase du régime. L’anticléricalisme affirme sa dimension centrale dans la culture politique des Bleus. Les figures de l’opposition républicaine comme Guépin, Rocher ou Auguste Clemenceau sont soumises à une surveillance tatillonne qui se traduit parfois par des arrestations. L’idée républicaine se pérennise malgré tout, notamment à travers Le Phare de la Loire, qui se substitue en 1853 au National de l’Ouest. En dépit des tracasseries administratives et des amendes, Le Phare de la Loire s’impose comme le grand journal de l’opposition républicaine. Les élections au Corps législatif de 1869 témoignent de l’influence des républicains à Nantes, même si l’ajout de communes rurales périphériques dans la circonscription nantaise ne permet pas à Guépin, déjà conseiller général et conseiller municipal, d’être élu contre le candidat du régime. Malgré tout, son score élevé à Nantes montre le ralliement de la bourgeoisie d’affaires à l’idée républicaine. L’ancrage républicain de la ville se confirme à l’occasion du plébiscite de 1870 sur les réformes libérales, puisque le Non l’emporte aisément, et lors des municipales d’août 1870, où les républicains emportent la grande majorité des sièges.

Le ciment de l'anticléricalisme

L’avènement de la Troisième République conforte la position des républicains à Nantes et réactive le vieux clivage entre les Bleus et les Blancs. La question scolaire devient un des enjeux essentiels de cette lutte et fait du facteur religieux un déterminant majeur des luttes politiques. Le vocable « bleu » retrouve à Nantes toute sa force face à la virulence des oppositions royaliste et cléricale et dans une altérité prononcée face aux campagnes blanches du département. L’idée républicaine triomphe dans la ville, portée par des milieux sociaux diversifiés et relayée par les instituteurs des écoles publiques. À l’engagement de larges couches de la bourgeoisie s’ajoute celui des milieux populaires à qui la République permet de jouer un rôle politique plus actif. L’aspiration des milieux ouvriers à une République sociale annonce le conflit potentiel avec la bourgeoisie républicaine, mais elle les engage néanmoins, dans un premier temps, dans une alliance politique contre les Blancs qui assure, à partir des années 1880, la dynamique du radicalisme dans la ville.

L’anticléricalisme, si vivace dans une bonne partie du monde ouvrier, largement déchristianisé, constitue le ciment majeur d’une identité bleue.

Réseaux militants

La culture politique républicaine est relayée dans la société nantaise par une presse locale particulièrement influente, le Phare de la Loire étant rejoint par Le Populaire, créé en 1884, et par le jeu des amitiés maçonniques. Toute une sociabilité militante se met en place dans des lieux informels comme les cafés, ou dans des structures associatives comme la Ligue de l’enseignement ou la Société de la libre pensée. Les fêtes républicaines investissent l’espace public, à l’exemple des cérémonies et festivités qui marquent la célébration du 14 Juillet : la filiation revendiquée avec la Révolution, ne serait-ce qu’à travers le drapeau tricolore et La Marseillaise, est bien une dimension majeure de cette identité bleue. Nantes envoie à la Chambre très majoritairement et de manière continue des députés républicains tandis qu’au Conseil général la plupart des élus nantais sont dans l’opposition à la majorité blanche.

Il n’empêche, des dissensions existent au sein des milieux républicains dont certains représentants se dévoient dans l’aventure boulangiste et dans l’antidreyfusisme. Surtout, la frange la plus modérée rechigne devant le rapprochement des radicaux et des socialistes qui s’affirme face aux menaces qui pèsent sur la République. Elle ne se reconnaît pas non plus dans l’anticléricalisme militant et vindicatif qui caractérise le camp des Bleus au début du siècle. Des alliances implicites peuvent alors s’effectuer avec la droite conservatrice comme à l’occasion des élections municipales de 1900 : le républicain Maurice Sibille, qui a exprimé son opposition aux excès de l’anticléricalisme, est élu de 1902 à 1910 sans opposant de droite. Cette modération politique doublée d’une opposition résolue aux socialistes se retrouve également dans l’attitude du Phare de la Loire.

Rouges et bleus

Pour autant, face à la virulence de l’opposition monarchiste et nationaliste à Nantes, notamment lors de l’affaire Dreyfus ou lors des manifestations catholiques qui répondent à l’interdiction de la Fête-Dieu, en 1903, ou aux Inventaires, en 1906, l’esprit de défense républicaine s’impose. Il fait du camp des Bleus un ensemble, certes diversifié dans ses composantes sociales et idéologiques, mais uni autour de la défense de la République face aux assauts de la « Réaction ». Si les aspirations révolutionnaires des socialistes effraient une partie des républicains, leur anticléricalisme et leur attachement à la République favorisent leur intégration au camp des Bleus. Porteurs d’une culture politique spécifique, les « rouges » s’intègrent donc dans le camp des Bleus au prix d’un syncrétisme idéologique qui marque leur évolution politique. Les loges maçonniques et des associations comme la Ligue des droits de l’homme permettent par ailleurs des contacts réguliers entre les multiples composantes du camp des Bleus dominé par les radicaux.

Défense de la laïcité

Les années qui suivent la Grande Guerre semblent augurer de l’implosion du camp des Bleus face aux nouveaux enjeux de la période. Une partie d’entre eux se reconnaît dans la majorité du Bloc national, traduisant ainsi leur évolution vers le centre et la droite de l’échiquier politique déjà entamée avant la guerre. Mais le vieux clivage avec les Blancs n’a pas disparu et souligne l’inertie du champ politique local et régional. Cette situation est confortée par l’implantation des milieux royalistes qui dominent le Conseil général en s’assurant la représentation des campagnes.

Face à la virulence de l’offensive catholique contre le Cartel des gauches, le camp des Bleus retrouve son unité au moment où la question religieuse est à nouveau au cœur des affrontements politiques. La défense du régime n’apparaît plus comme une nécessité, mais la défense de la laïcité, pensée comme consubstantielle à la République, constitue bien le vecteur principal de la cohésion des Bleus. Cette unité se perçoit lors des municipales de 1925 qui voient le triomphe de la liste menée par Paul Bellamy, allant des républicains de gauche aux socialistes. Elle se remarque aussi dans l’action des différentes organisations qui véhiculent toujours avec ferveur la culture républicaine à l’exemple de la Ligue des droits de l’homme, de la Société de la libre pensée et, de plus en plus, des Amicales laïques. Républicains modérés, radicaux et socialistes continuent de communier dans le culte de la République.

La stratégie Briand

Malgré tout, les dissensions sont croissantes tant la montée en puissance des socialistes renforce les crispations conservatrices d’une partie de la bourgeoisie républicaine nantaise. L’attitude d’Aristide Briand et de ses colistiers nantais qui, à la Chambre, se séparent peu à peu du Cartel, modifie la donne. Elle favorise le rapprochement des républicains modérés avec la droite républicaine nantaise ce qui se vérifie lors des législatives de 1928. Les prises de position du Phare de la Loire, radicalement opposé aux socialistes et qui soutient cette démarche, révèlent le processus d’éclatement du camp des Bleus face aux enjeux sociaux et politiques du moment. Pourtant, les divisions politiques antérieures persistent toujours et, aux élections municipales de 1929, la vieille alliance entre les radicaux, les républicains-socialistes et la SFIO se reforme, assurant la victoire de la gauche nantaise qui s’identifie au camp des Bleus.

La fin d'un clivage

Les années 1930 sont sur ce point complexes. L’éclatement du camp des Bleus se confirme dans l’évolution des républicains modérés pour qui la défense de l’ordre social face aux « rouges » l’emporte désormais clairement sur les valeurs laïques et républicaines alors que l’élection du socialiste Pageot à la tête de la municipalité nantaise, en 1935, souligne le poids politique de ces derniers dans la ville. De leur côté, les socialistes entendent faire triompher des revendications sociales. Elles s’inscrivent dans la spécificité de leur identité politique qui ne se résume nullement à la défense de la laïcité et à l’anticléricalisme. Mais les menaces qui pèsent sur la République font surgir à nouveau l’esprit de défense républicaine. La dynamique du Front populaire autour de l’antifascisme peut s’apparenter, dans une certaine mesure, à une réaction républicaine, sorte de reviviscence du camp des Bleus. Il est symbolique que la manifestation du 14 juillet 1936 prenne fin sur la place Viarme, là où l’attaque vendéenne avait échoué pendant la Révolution. Les organisateurs du défilé, communistes compris, y font clairement référence à la défense de la République et de la Patrie.

Mais les enjeux sociaux qui sont au cœur de cette dynamique soulignent les limites de cette comparaison. Une partie des Bleus a clairement basculé à droite dans une opposition résolue au Front populaire. Le vieux clivage entre Bleus et Blancs n’organise plus de manière déterminante le champ politique nantais.

Parler d’une identité bleue a-t-il dorénavant du sens ? Si le camp des Bleus a implosé face aux nouveaux enjeux sociaux de l’entre-deux-guerres, il a également perdu de sa nécessité du fait de l’effacement des Blancs. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le régime républicain fait désormais l’objet d’un très large consensus et l’identité bleue qui peine à être réinvestie dans les nouveaux enjeux politiques du temps tend à se dissiper. On la retrouve cependant autour de la défense de la laïcité dans le Cartel d’action laïque, fondé à Nantes en novembre 1947, et dans les combats pour la défense de l’enseignement public qui, en novembre 1959 comme en novembre 1983, réactivent le vieux clivage partisan.

David Bensoussan
Extrait du Dictionnaire de Nantes
(droits d'auteur réservés)
2018

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En savoir plus

Bibliographie

Bergerat Alain, «Nantes la Rouge ou Nantes la Bleue ? L’opinion publique à Nantes du naufrage du Saint-Philibert au Front populaire », dans Croix, Alain (dir.), Nantes dans l’histoire de la France, Ouest éd., Nantes, 1991, pp. 193-203

Bougeard Christian, Les forces politiques en Bretagne notables, élus et militants (1914-1946), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2011

Bourgeon Jean, "Nantes la Bleue, Nantes la Blanche", dans La mémoire d'une ville : vingt images de Nantes, Skol Vreizh, Morlaix, 2001, pp. 11-17

Bourreau Hélène, Bourreau René, Les députés parlent aux électeurs : les professions de foi en Loire-Inférieure (1881-1936) : monarchie et République, Publications de la Sorbonne, Paris, 1999

Kahn Claude, Landais Jean, Nantes et le Front populaire, Ouest éd., Nantes, 1997

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Rédaction d'article :

David Bensoussan

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