1889-1890 : La pandémie de grippe russe à Nantes
La grippe russe de 1889-1890 est longtemps restée dans l’ombre de la grippe espagnole de 1918. Toutefois, elle a suscité un regain d'intérêt pendant la crise de la COVID-19.
Nommée ainsi parce qu'originaire d'Asie centrale, elle atteint Saint-Pétersbourg en octobre 1889 avant de se propager par le chemin de fer dans toute l'Europe. La pandémie qui frappe le monde en 1889 et 1890 présente de telles particularités qu'elle suscite l'interrogation des médecins de l'époque et le questionnement des scientifiques du 21e siècle. A-t-on affaire à un virus grippal particulièrement agressif ou à la première offensive d'un coronavirus de l'âge industriel ?
L’étrange épidémie des magasins du Louvre
Le 10 décembre 1889, la presse nantaise diffuse la nouvelle qu'une « épidémie des magasins du Louvre » sévit à Paris, ce qui est immédiatement démenti par la direction du grand magasin. Pourtant, 400 employés souffrant de fortes fièvres sont traités au sulfate de quinine. Est-ce la grippe ou la dengue ? L'observation des symptômes : profonde lassitude, violentes céphalées, plaques rouges sur le visage, fièvre intense, ne permet pas de poser un diagnostic ferme. Cependant, la piste de la dengue est rapidement abandonnée au profit de la grippe, qui reste relativement mal connue à cette époque. À partir de la dernière semaine du mois de décembre, la presse nantaise emploie désormais systématiquement le terme d'« influenza », que l'on préfère à celui de grippe, jugé parfois vulgaire.
Article du Phare de la Loire du 15 décembre 1889 sur l’influenza
Date du document : 15/12/1889
À la lecture des journaux, on se rend compte de l’incompréhension face à cette épidémie. On fait par exemple souvent le lien entre l'épidémie et les conditions climatiques. Tantôt, le temps chaud doit enrayer l'épidémie, tantôt on écrit que c'est plutôt le froid. Le brouillard, la pluie, le soleil sont tour à tour incriminés. Le journal L'Union bretonne n'hésite pas à déconcerter ses lecteurs par des informations contradictoires : « Le froid a été aussi à l'origine des premiers cas signalés […] mais un médecin dit que le froid nous débarrassera de l'influenza ».
La propagation de l’épidémie : de la Russie à l’Europe, de Paris à la province
Saint-Pétersbourg est la première capitale touchée par l'épidémie en octobre 1889. En six semaines, elle se répand sur l'ensemble du continent européen par le biais des voies ferrées. Par conséquent, les capitales et les grandes villes sont les premières cibles en décembre. L'épidémie prend ensuite place dans les navires qui traversent l'Atlantique, débarque à New-York dans la deuxième quinzaine de décembre et se répand en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande en janvier 1890. Trois mois plus tard elle disparaît avant de revenir par vagues successives jusqu'en 1895.
Détail d’une carte recensant les dates d’apparition de l’épidémie de grippe de 1889-1890
Date du document : 1891
La rapidité de la propagation est donc liée aux moyens de transport modernes. Le chemin de fer et les navires ont propagé l'épidémie dans les capitales, les grandes villes et les ports en premier lieu. Elle se diffuse ensuite en province en suivant principalement les lignes de chemin de fer.
Une épidémie inquiétante : les complications mortelles se multiplient
Dans un premier temps, l’épidémie est qualifiée de bénigne et de courte durée. Pour ne pas inquiéter les lecteurs à la veille des fêtes de fin d'année, les articles sont toujours très courts et soulignent le caractère bénin de la maladie. Mais à partir du milieu du mois de décembre, la situation s'aggrave. Ainsi, le 22 décembre, la presse révèle l'aggravation de l'épidémie. Des élèves de Saint-Cyr et de Polytechnique souffrent de complications pulmonaires et un premier décès est enregistré.
À Paris, les hôpitaux n'arrivent plus à faire face aux entrées massives de malades. On dresse des tentes dans les jardins de l'hôpital Beaujon. Les pompes funèbres, comme les hôpitaux, sont débordés d'autant que leur personnel n'est pas épargné. On observe ainsi l'évolution d'une grippe banale au cours des toutes premières semaines et qui s'aggrave brusquement par de sérieuses atteintes pulmonaires.
Une du supplément illustré du Petit Parisien du 12 janvier 1890
Date du document : 12/01/1890
Alors que l'épidémie frappe la province, l'Europe et les États-Unis, les journaux locaux se censurent pour ne pas évoquer la situation à Nantes et dans le département. Mais les lecteurs ne sont pas dupes, l'épidémie sévit bien localement.
Janvier 1890 : le scenario parisien se répète à Nantes et en province
L'inquiétude grandit devant la propagation très rapide de l'épidémie et surtout devant sa gravité. En province, des mesures ont été prises pour retarder la rentrée scolaire, fermer les écoles et les salles de spectacle. Mais à Nantes, il faut attendre le 26 décembre pour que L'Union bretonne reconnaisse l'ampleur de l'épidémie : « L'influenza commence à sévir très sérieusement dans notre ville ». Le 5 janvier, on admet aussi quelques décès dus aux complications de la maladie, mais on s'empresse d'ajouter qu'ils sont « dus à l'imprudence de malades qui se sont crus guéris trop tôt et qui ont pris froid en sortant prématurément ».
Peu à peu, les journaux se décident enfin à donner davantage d'informations sur les ravages de l'influenza dans la ville et le département. On apprend que la rentrée scolaire du 7 janvier s'est caractérisée par des grands vides dans les classes. De plus, toutes les entreprises sont touchées. De même, le conseil municipal, faute de conseillers, n'a pas pu se réunir le 10 janvier. Au total, on estime que la moitié de la population nantaise serait victime de l'influenza.
Nantes, relativement épargnée par l’épidémie
À Nantes, où l'épidémie a été moins sévère, on affirme, dès le 16 janvier, qu'elle régresse de manière conséquente. Mais l'accalmie est de courte durée. Le 28 janvier, soit le lendemain de la reprise des cours au collège Saint-Stanislas, Le Progrès de Nantes signale « une recrudescence de l'épidémie dans notre ville depuis quelques jours ». Les cas sont plus graves et plusieurs décès imputables aux complications pulmonaires sont notés.
La Gazette médicale de Nantes complète les informations apportées par la presse locale. Il apparaît, « que notre ville semble avoir été relativement épargnée ». Certes, « presque toutes les familles ont été touchées en partie ou en totalité » observe la revue médicale mais, proportionnellement, la mortalité a été bien inférieure à celle de Paris et d'autres villes de province.
Des médecins perplexes, des remèdes étranges
Les médecins nantais qui ont observé et soigné les malades concluent dans la synthèse qu'ils rédigent dans La Gazette médicale de Nantes en 1890 que les symptômes étaient inhabituels et donc qu'il s'agissait d'un mal nouveau, distinct : « Ce mal, nous ne le connaissons pas ». Cette ignorance n'empêche pas certains médecins de formuler des hypothèses hasardeuses.
Perturbés par une maladie inhabituelle et désarmante, les remède proposées par certains médecins sont parfois farfelues. Sous le titre, « Conseils d'un docteur », L'Union bretonne propose un remède alcoolisé : « Il n'est pas mauvais de prendre, après chaque repas, un petit verre d'eau-de-vie, et, si l'on n'a pas soif dans la journée, prendre des grogs ». À l'étranger, on offre aux patients des traitements tout aussi fantaisistes : l'huile de ricin, les huîtres, le brandy, le courant électrique, la boule de fumée carbolique (un inhalateur de poudre de phénol, très en vogue en Angleterre), etc.
Une du 12 janvier 1890 du magazine satirique « Le Grelot »
Date du document : 12/01/1890
Si ces remèdes échouent, la prière devient l'ultime recours pour vaincre l'épidémie. Prudentes et disciplinées, les autorités ecclésiastiques nantaises commencent par décider, sur l'avis des médecins, de fermer les établissements d'enseignement catholique de la ville et du diocèse, pour éviter qu'il y ait « trop de victimes et trop de deuils dans les familles ». Elles ajoutent qu'il faut se conformer aux ordres des médecins et bien observer toutes les règles d'hygiène parce qu'« on s'expose, en ne prenant pas au début les précautions nécessaires, à des complications dangereuses ». Ces sages conseils s'ajoutent aux prières pour la France récitées, à la demande de l'évêque, dans toutes les églises et chapelles du diocèse.
Une pandémie due à un coronavirus ou une grippe agressive ?
Des articles parus récemment accordent, sans l'approuver définitivement, un certain crédit à la thèse du coronavirus. Ces articles s'inspirent de travaux de chercheurs, selon lesquels, la pandémie de 1889-1890 pourrait être due à un coronavirus humain, Hcovoc43, plus simplement appelé OC43, aujourd'hui responsable de rhumes et exceptionnellement de pneumonies parfois mortelles, notamment dans les EHPAD.
En 2005, des virologues belges ont étudié le mode de transmission des virus à l'homme. Selon eux, l’OC43 aurait évolué à partir d'un coronavirus bovin, BCov qui a décimé d'innombrables troupeaux entre 1870 et 1890. Il aurait acquis la capacité à infecter les hommes qui abattaient les troupeaux infectés. Ainsi, l'OC43 de 1889 serait passé de l'animal à l'homme comme, 130 ans plus tard, le SARS-Cov2. En août 2020, une équipe danoise arrive aux mêmes conclusions.
Sans pouvoir l’affirmer, il n'est donc pas impossible que l'on ait eu affaire à autre chose qu'une grippe. Aujourd'hui, l'influenza russe conserve sa part de mystère comme le démontre l'autopsie réalisée sur un sujet de 45 ans, « mort étouffé », à l'hôpital Beaujon au mois de décembre 1889. Le journal Le Progrès de Nantes n'hésite pas à donner des détails morbides, exposant l'étendue des ravages provoqués par la maladie : « les poumons congestionnés, bleuâtres, livides. Les alvéoles étaient remplies de sérosité rougeâtres à demi purulente. Des hémorragies partielles, s'étaient produites dans le poumon droit. Des lésions multiples sur le cœur, le foie, la rate etc. démontrent d'une façon absolue que l'influenza n'est pas la grippe vulgaire, mais une affection infectieuse d'une nature spéciale ».
Au total, selon les estimations, l’épidémie de la « grippe russe » aurait tué 1 million de personnes dans le monde et sans doute un peu plus de 60 000 en France.
Yves Jaouen
2025
En savoir plus
Bibliographie
Jaouen Yves, La pandémie de 1889-1890 : Grippe russe ou Covid-89 ?
Mérat Marie-Catherine, « Une épidémie de Covid… au XIXe siècle ? », Science & Vie Junior, n°379, avril 2021
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Rédaction d'article :
Yves Jaouen
Anecdote :
Yves Jaouen
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