Nantes la bien chantée : Les trois navires chargés de blé
Trois navires chargés de blé accostent au port de Nantes. Trois dames viennent négocier l’achat de la cargaison mais la transaction tourne au rapt de la plus jeune. La belle se plaint et tente de faire entendre raison au marin. En pure perte…
Il n’est pas simple de définir un grand classique dès lors qu’on parle de chanson traditionnelle mais certains éléments nous amènent à présenter comme tels un nombre important - quoi qu’imprécis - de chansons-types. La somme des versions collectées, la grande variété de timbres employés par les interprètes, la dispersion géographique, etc. sont des informations qui contribuent à faire d’une pièce un classique. D’un point de vue pratique, il faut aussi prendre en considération la forme de certaines d’entre elles, forme qui peut parfois faciliter leur apprentissage, donc leur transmission. Ici, nous sommes en présence d’une laisse parmi les plus courantes : octosyllabes assonancés en « é ». En un mot, tout contribue à faire des trois navires chargés de blé un standard, pour ne pas dire un tube du répertoire. Le grand nombre de versions enregistrées par les chanteurs et musiciens de l’époque moderne abonde dans ce sens.
Nantes, dans le texte
Il est bien évident que le port de Nantes est très souvent choisi pour servir de décor à une histoire qui, à bien y regarder, n’a rien d’amusant en dépit des airs souvent enjoués sur lesquels elle est chantée. Selon les versions, il peut également être fait mention du port de Bordeaux, pour ne citer que celui-ci, qui fut pendant des siècles l’un des principaux concurrents du port de Nantes. On peut trouver aussi des versions plaçant l’action à Pornic, Brest, Lorient, La Rochelle, Saint-Malo et quelques autres mais Nantes est probablement la plus représentée.
Cette chanson, attestée dès le milieu du 18e siècle, relate un rapt commis par un marin-marchand peu scrupuleux – c’est peu de le dire ! - qui profite de l’audace d’une jeune négociante pour la soustraire à sa famille et en faire sa « partenaire », de gré ou de force. Le marchandage tourne au traquenard, dans une intention criminelle.
Rapts et enlèvements
Il importe de préciser ici la distinction entre rapts et enlèvements, deux types de scènes relativement courantes dans le répertoire, mais qui recouvrent deux réalités sensiblement différentes. La distinction s’articule essentiellement autour de la volonté du personnage féminin. Très sommairement exprimé, considérons que le rapt se fait contre la volonté de la belle alors que l’enlèvement nécessite son concours, pour ne pas dire sa complicité. Dans le cas d’enlèvements, il s’agit le plus souvent de couples auxquels s’opposent les familles, les mœurs ou les pratiques sociales en cours, et qui décident de vivre leur idylle en prenant la fuite. Pour les amateurs curieux, citons parmi les histoires d’enlèvements les plus connues Celle qui part avec un débauché, Le jardinier du couvent ou encore L’amante qui s’est faite ursuline.
Le rapt est un motif courant dans les chansons à caractère épique, comme dans la littérature. La fille changée en cane, La belle qui fait la morte pour son honneur garder, Sur les bords de la Loire, La belle dont les cheveux viennent jusqu’aux talons figurent parmi les plus connues des chansons prenant le rapt comme élément constitutif du récit. Dans la plupart des cas, les marins et soldats endossent le costume du criminel – les mauvaises langues diront que le costume en question est taillé sur mesure. Les épilogues varient selon les histoires du plus sordide au plus mystique avec intervention céleste et miracle au bout du chant, au bout du conte.
Les trois navires chargés de blé se caractérise notamment par les suppliques de la belle qui tente de faire entendre raison au saligaud de marinier et se soustraire ainsi à un sort que l’on présume funeste. La chanson ne précise pas si effectivement, ainsi que l’affirme le marin, la belle n’a ni famille ni mari - une pensée qui arrange bien ses criminels desseins – mais c’est en tout cas les arguments qu’elle tente d’opposer à son ravisseur. Cette scène sert surtout à souligner le caractère dramatique de la chanson, aggravé par l’inflexibilité du marinier qui promet à la belle que si d’enfants elle n’a pas, il pousse le cynisme jusqu’à proposer de remédier prochainement à cette situation.
Certaines versions ont en quelque sorte adouci le propos, notamment dans la dernière scène, en prêtant au marin un projet de mariage qui semble garantir dans une certaine mesure l’honneur de la jeune femme.
Un succès indémodable
Des dizaines de versions sonores figurent dans les archives et viennent s’ajouter à une bibliographie déjà très fournie. Pour ce qui concerne la Loire-Atlantique, on remarquera que les versions du pays Guérandais privilégient les airs à danser – à danser le rond dit « paludier » notamment - alors que celles recueillies plus à l’est – Campbon, Sion-les-Mines, Oudon… - privilégient des airs de marche. On remarquera donc, sur ce seul échantillon, qu’en dépit du drame qui se joue dans le récit, aucune version n’est interprétée sur un air de complainte. Au final, la cruauté du personnage et de la scène est assez contradictoire avec la manière courante d’interpréter cette chanson, souvent sur le ton d’une chanson légère ou grivoise, ce qu’elle n’est de toute évidence pas.
Hugo Aribart
Dastum 44
2018
[forme]
A Nantes à Nantes vient d’arriver (bis)
Trois beaux navires chargés de blé
REFRAIN
Et vive Roche-Maurice, Trent’moult et Chant’nay
Ne sont ils pas tous riches
Trois beaux navires chargés de blé (bis)
Trois dames s'en vont les marchander
Etc.
[texte]
À Nantes à Nantes sont arrivés
Trois beaux navires chargés de blé
Trois dames s'en vont les marchander
Marin, marchand, combien ton blé
Je le vends dix sous la pochée
C’est pas trop cher si c'est bon blé
V’nez dans ma barque et vous verrez
La belle avait le pied léger
Dedans la barque elle a sauté
Le marinier a démarré
Arrête, arrête, beau marinier
Car j'entends ma mère m'appeler
Et mes petits enfants pleurer
Taisez-vous, la belle, vous mentez
Jamais d'enfant n'avez porté
S'il plaît à Dieu vous en aurez
Et ils seront beaux mariniers.
En savoir plus
Bibliographie
Coirault Patrice, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff Simone Wallon et Marlène Belly, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996-2006, 3 volumes
Les trois navires chargés de blé (Rapts - N° 01315) : 45 versions référencées
Laforte Conrad, Le catalogue de la chanson folklorique française, Québec, Presses de l’université de Laval, 1977-1987, 6 volumes
Le bateau chargé de blé (I, F-21) : 66 versions référencées
Guériff Fernand, Chansons, romances et poèmes de la marine à voiles, Éditions des paludiers, 1972
Guériff Fernand, Le trésor des chansons populaires recueillies en pays de Guérande, volume 3 ; chansons de Brière, de Saint-Nazaire et de la presqu’île guérandaise, Nantes, Dastum 44 / Parc naturel régional de Brière, 2010, p. 72
Jacques Henry, Cap Horn, Paris, librairie des Champs-Elysées, 1947
Discographie
Les Namnètes : Folk Celtique, Arfolk, 1975, plage N° 7
Garcia Raphaël : Chantous et sonnous du pays Nantais, Cercle Breton de Nantes, 1983, plage N° A-04
Cabestan : Cabestan, Le Chasse-Marée, 1984, plage N° 2
Brou Roland : Sonneurs de veuze en Bretagne et marais Breton-Vendéen, Le Chasse-Marée, 1988, plage N° 19
Quéval Didier : Chants des marins Nantais, Le Chasse-Marée, 1994, plage N° 12
Guillard Pierre : Chants a cappella, Kerig productions, 1996, plage N° A-03
Djiboudjep : Chants de Marins, Escalibur, 1996, plage N° 12
Guillou Roland : Nantes en chansons, Dastum / Dastum 44, 1998, plage N° 4
Le XV Marin : En bordée, autoproduction, 1999, plage N° 10
Bourdin Gilbert : Chants des Marins d’Europe, Le Chasse-Marée, 1999, plage N° 16
Les Gabiers d’Artimon : Chants de Marins – Vol.7, Coop Breizh, plage N° 7
Les 4 Jean : Que des Mensonges, Boucherie Production, 2001, plage N° 12
Roquio : Quai du Roi Baco, Éditions Alain Pennec, 2003, plage N° 5
Brou Roland / Hamon, Mathieu / Quimbert Charles : La nuit comme le jour, Phare Ouest, 2008, plage N° 11
Version sonore
Nicolas Pinel (réponse : Jean-Louis Auneau et Hugo Aribart) le 29 août 2018 à Nantes, d’après la version recueillie par Armand Guéraud en pays Nantais (milieu 19e siècle)
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Rédaction d'article :
Hugo Aribart
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