Nantes la bien chantée :Un dimezel yaouank deux a gêr a Naoned
L’histoire ducale de Nantes peut aussi alimenter le répertoire traditionnel, en fournissant des contextes, des personnages ou des décors qui seront autant d’éléments constitutifs de scénarios balayant tout le spectre des genres : de la fantaisie burlesque à la grande complainte.
Cette superbe gwerz, aussi nommée « Distro ar priñs yaouank » (« Le retour du jeune prince ») est ce que l’on pourrait légitimement considérer comme un modèle du genre.
Nantes, dans le texte
Certes, ainsi que le répètent nombre de chansons, les filles de Nantes sont les plus talentueuses, les plus intelligentes et les plus belles, fussent-elles pleureuses au 25 rue de la Grange-au-Loup. En un mot, le nec plus ultra de la féminité. Ça, c’est pour la carte postale au chauvinisme le plus décomplexé. J’y reviendrai dans une prochaine chronique. Heureusement, il s’en trouve ici où là quelques unes qui, par leur inconduite, font suffisamment baisser la moyenne de la vertu des Nantaises pour ne pas totalement décourager d’éventuelles rivales Parisiennes.
Or, voici que, précisément, un prince Nantais que les historiens les mieux qualifiés pourront éventuellement tenter d’identifier, s’est laissé prendre au piège en se fiançant avec une concitoyenne dont le vice - du moins ce qui passait jadis pour tel - sera cause de la mort. Une nouvelle preuve, si besoin était, des dangers de l’endogamie ordinaire.
Mésaventure de soldat : le coût de l’absence
Entre autres motifs importants et constitutifs de ce récit cruel, on retrouve celui bien connu du soldat, prince de son état, parti vraisemblablement guerroyer les ennemis du moment, laissant au foyer non pas une jeune épousée mais une demoiselle qui n’est à ce stade que sa promise. Comme bien souvent lorsque le récit met en scène un soldat parti pour la guerre, on le fait vite revenir. Dans le récit, s’entend, car dans l’histoire, l’absence dure généralement trois, sept ou douze ans. En tout cas suffisamment d’années pour laisser au temps le temps de nouer bien des intrigues et c’est au retour que ces intrigues, sous la forme de récits plus ou moins romanesques, peuvent être chantées.
Il peut arriver toute sorte de mésaventure au pauvre soldat qui revient de guerre : trois enfants à la maison quand il n’en avait laissé qu’un, fiancée morte et enterrée, épouse remariée, etc. Il peut même être assassiné par ses propres parents qui, ne l’ayant pas reconnu, s’empressent de le poignarder dans son sommeil pour lui dérober les quelques pièces d’une solde bien gagnée. Soyons honnêtes, certaines de ces histoires peuvent aussi, parfois, connaître une fin heureuse pour les principaux protagonistes.
Ici, non.
Dans le cas présent, il s’agit d’une infidélité commise par la promise pendant l’absence de son futur époux. L’antithèse de Pénélope, en quelque sorte. Mais contrairement aux épaisses ficelles du théâtre dit « de boulevard », les amants ne sont pas surpris par le mari faisant irruption au domicile conjugal, pas plus que ce dernier ne découvre le fautif dans l’armoire ou sous le lit.
C’est la rumeur publique, sous la forme d’une chanson scandée par un berger, qui répand la nouvelle selon laquelle la jeune fiancée a fauté à plus d’un titre et c’est un facétieux hasard qui porte les paroles de cette chanson aux oreilles du prince, justement sur le chemin du retour ! Dans cette chanson, qui revêt alors les grossiers atours de la presse à scandale, on en apprend de belles sur la princesse et ses frasques mondaines. D’abord, elle s’est de toute évidence donnée à un autre en l’absence de son prince de fiancé, ce qui était particulièrement mal vu et mal vécu par ceux qui s’en trouvaient affublé d’un jeu de cornes. Qui plus est, de cet écart de conduite est né un enfant que nul n’aura eu le temps de connaître puisque ce même couplet accuse l’inconstante mère d’infanticide ! A ce stade du récit, on ne peut que s’attendre à ce que tout cela finisse mal et, en effet, on imagine très bien le prince approchant de la cité ducale, rongeant son frein et se promettant une bonne tranche de froide vengeance sur l’air de « ça va barder, nom de d… ! ».
Grossiers stratagèmes
Dès lors, il est urgent et vital pour la mère de sauver sa fille. Le premier subterfuge n’est pas évident dans cette version mais le type contient bel et bien, entre autres éléments déterminants, cette scène de tentative de substitution entre les deux sœurs. Ce type de scène rapproche encore cette chanson de l’univers du conte où les marâtres s’échinent à vouloir placer leur fille légitime en lieu et place de leur belle-fille ou de la moins aimée de la fratrie, autrement plus belle et plus méritante de leur point de vue. Ce stratagème, quoi qu’assez grossier il faut bien le reconnaître, ne prenant pas, la coupable non encore adultérine puisque non mariée, nie avoir mis au monde quelque marmot que ce soit, dans une dernière tentative d’échapper à la vindicte princière. En pure perte.
Le détail saisissant de presser le sein de la fautive, attestant ainsi d’une maternité récente, ne figure que dans peu de versions de cette chanson pourtant bien attestée, mais participe du drame qui se noue puisque, en un couplet, le flot de lait accusateur devient flot de sang sous le coup d’une épée radicalement « justicière ».
Crime passionnel… et bilingue
Dans le registre bien achalandé des complaintes criminelles, la thématique subsidiaire du crime passionnel n’est pas la moindre. Patrice Coirault en a fait une catégorie à part entière dans son catalogue et bien lui en a pris tant la pratique populaire semble s’être complue dans cet austère exercice. Signalons, entre autres monuments du répertoire, L’amant assassin (Coirault : 09804 / Laforte II, A-40), Renaud le tueur de femmes (Coirault : 09811 / Laforte II, A-05), L’amant tué par ses rivaux (Coirault : 09814 / Laforte : II, A-43) ou encore Les anneaux de Marianson (Coirault : 09904 / Laforte II, A-02).
Ceci n’est pas un problème de complaisance dans l’horreur car, après tout, le crime, passionnel ou non, n’est-il pas encore aujourd’hui la principale ressource des créations télévisuelles et cinématographiques dont nous sommes abreuvés depuis la création de chacun de ces medias ?
Cette chanson existe également dans d’autres langues que le breton, notamment en français sous le titre type La fiancée infidèle (Coirault : 09808). Une très belle version fut d’ailleurs recueillie en pays Nantais par Patrick Bardoul, plus précisément à Châteaubriant en 1992. L’histoire, développée sur un nombre moindre de couplets, reprend tous les éléments essentiels et constitutifs du récit mais sans faire mention de Nantes. Au final, tout cela se solde invariablement par la mise à mort brutale de l’infidèle.
Un bel exemple de grande complainte
On l’aura compris, tous les ingrédients d’une grande complainte sont réunis dans cette histoire tragique. On y retrouve différents stéréotypes du répertoire, habilement agencés pour construire un récit très proche du conte : retour de soldat, fiancée infidèle, accouchement secret, rumeur publique, stratagème, mensonges, crime sanglant. En ajustant tous ces éléments sous une forme théâtrale, pour peu que vous ayez la fibre Shakespearienne, vous êtes parés pour une belle tragédie à l’ancienne.
Hugo Aribart
Dastum 44
2021
« Un dimezell yaouank deus a gêr a Naoned
Nav miz zo eo dimezet, eureujet ne n’eo ket.
Siwazh dezhi hec’h unan maleürus hi zo bet
Lazhañ he c’hrouadur hep bezañ badezet.
Mes klevout a ran lâret zo arri ul lizher ganti,
Arrio ar priñs er gêr evit he eureujiñ,
Hag he c’hoar e-barzh ar sal vo lakeet en he flas :
A gorf hag a visaj outi hi a zo heñval. »
Hag ar paour-kaezh bihan o vesa e deñved
Da ganañ ur son nevez eñ a zo en em lakeet
Hag ar priñs o tremen en deus tapet klevet :
« Deus eta, paour-kaezh bihan, ha kan da son nevez
Pehini oas o kanañ bremezomig Doue »
Hagar paour-kaezh bihan gant aon da vezañ lazhet
Da ganañ ur son nevez a zo en em lakeet :
« Deus eta, paour-kaezh bihan, deus eta serr da c’heno,
Trawalc’h am eus klewet, kontant eo ma c’halon !»
Hag eñ o tapat e dorn en e c’hodell en e chupenn,
Ha reiñ d’ar paour-kaezh bihan ur pezh en aour melen.
« Daliteta, ma mamm, dalit ma alc’hwezioù,
Hag it d’ar pres d’us krec’h da gerc’hat braverioù,
Ha digasit ganeoc’h ma satin silaouret,
Na ma vin mistr ha moan dirakañ da vonet
Ha digasit ganeoc’h ma abid du kaerrañ,
Na ma vin mistr ha moan da vonet dirakañ.»
« Aotrou Doue, eme an hini gozh, penaos a vezo graet :
Arri eo ar priñs en kêr, hennezh en deus klevet !»
« Salud, emezañ, dimezell, dimezell kaer gwisket,
Oh nann, na n’eo ket c’hwi sur ac’h eo ma fried.
Salud, emezañ, dimezell, dimezell a liv blad,
Pelec’h ‘peus lakeet ho merc’h pe ho mab ? »
« Me a zo kontant da vezañ koñfondet evel an amann rouzet,
M’am eus biskoazh na merc’h, na mab ganet.
Me a zo kontant da vezañ koñfondet evel an amann war blad,
M’am eus biskoazh ganet na merc’h na mab ! »
Hageñ o stokañ e dorn o ya ouzh he feultrin,
Hag o strinkañ al laezh ouzh he abid satin.
Hag eñ o rekuliñ o ya daou bazh a-dreñv,
Hag o skeiñ enni o ya sur e gleve.
Maro eo an dimezell, beuzet ec’h eo en he gwad
Heñval e oa dezhi diontañ ober goap.
Hag ar c’hleier o deus sonnet
Tout kêr a feto !
Intañv eo ar priñs deus a gêr a Naoned.
« Une jeune demoiselle de la ville de Nantes
A été fiancée il y a neuf mois et n’est pas mariée.
Hélas elle a fait son propre malheur
En tuant son enfant avant qu’il ne soit baptisé !
Mais j’entends dire qu’une lettre lui est parvenue,
Que le prince arrivera chez elle pour l’épouser
Et qu’on mettra sa sœur à sa place dans la salle :
Elle lui ressemble de corps et de visage !»
Et le pauvre petit gardant ses moutons
S’est mis à chanter une chanson nouvelle
Et le prince a réussi à entendre en passant :
Viens par ici, pauvre petit, et chante ta nouvelle chanson
Que tu chantais à l’instant, par Dieu !»
Et le pauvre petit de peur d’être tué
S’est mis à chanter une nouvelle chanson :
« Une jeune demoiselle de la ville de Nantes
A été fiancée il y a neuf mois et n’est pas mariée.
Hélas elle a fait son propre malheur
En tuant son enfant avant qu’il ne soit baptisé !
Mais j’entends dire qu’une lettre lui est parvenue,
Que le prince arrivera chez elle pour l’épouser
Et qu’on mettra sa sœur à sa place dans la salle :
Elle lui ressemble de corps et de visage ! »
«C’est bon, pauvre petit, c’est bon, tais-toi,
J’en ai assez entendu, mon cœur est satisfait !»
Et il mit la main à la poche de sa veste
Et donna une pièce d’or jaune au pauvre petit.
Seigneur dieu, dit la vieille, comment fera-t-on ?
Le prince est arrivé en ville et a ouï dire ! »
«Prenez donc, ma mère, prenez mes clefs,
Et allez là-haut à l’armoire pour chercher des atours
Et prenez avec vous mon habit de satin doré
Afin que je sois svelte et fine pour me rendre devant lui.
Et prenez mon plus bel habit noir
Afin que je sois svelte et fine pour me rendre devant lui.
« Salut, dit-il, demoiselle, demoiselle bien habillée,
Oh non, vous n’êtes sûrement pas ma femme !
Salut, dit-il, demoiselle, demoiselle à la couleur pâle
Où avez-vous mis votre fille ou votre fils ? »
«Je veux bien fondre comme le beurre roussi
Si j’ai jamais mis au monde une fille ou un garçon !
«Je veux bien fondre comme le beurre sur le plat
Si j’ai jamais mis une fille ou un garçon au monde !»
Alors il lui plaqua la main sur le sein
Et le lait jaillit sur son habit de satin !
Alors il fit deux pas en arrière
Et la frappa de son épée !
La demoiselle est morte, noyée dans son sang.
C’était évident qu’elle s’était moquée de lui !
Et les cloches sonnèrent.
Toute la ville le fêtera !
Le prince de Nantes est veuf
En savoir plus
Bibliographie
Malrieu, Patrick
La chanson populaire de tradition orale en langue Bretonne – Contribution à l’établissement d’un catalogue, Thèse, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, 1997, 3 volumes : Distro ar priñs yaouank (N° 0059)
Troadeg, Ifig, Carnets de route, Guingamp, Dastum Bro Dreger, 2005, pages 45-46
Enregistrement
Oona Hengoat à Besné, le 13 août 2019, d’après la version publiée dans le Barzaz-Breiz
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Rédaction d'article :
Hugo Aribart
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