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Marie Colombu, maîtresse de la Monnaie de Nantes


De 1556 à 1626, la Monnaie de Nantes convertit annuellement en numéraire français des tonnes d’argent extrait des mines de l’Amérique espagnole. Ce faisant, elle assure la prospérité du commerce nantais, mais aussi l’enrichissement général du royaume. Pour garantir leurs affaires, les courtiers internationaux s’appuient souvent sur leurs réseaux familiaux, parmi lesquels les hommes de confiance sont parfois des femmes…

Le « différent », une marque personnelle

Durant la première moitié du 16e siècle, la Couronne réorganise le milieu monétaire afin d’encadrer davantage les ouvriers et ouvrières, les officiers et les artisans travaillant dans ce domaine. Le roi entendait mieux contrôler la production monétaire nationale.

Les principaux responsables sont dès lors contraints de signer leurs réalisations afin d’en garantir la qualité. Pour cela, maîtres d’atelier* et graveurs particuliers** choisissent des marques personnelles qui sont désormais apposées sur chaque pièce de monnaie produite sous leur responsabilité.

Ces marques, appelées « différents », offrent un riche catalogue de symboles : lettres, animaux, végétaux… Une fois choisi, chaque différent est enregistré à la Cour des monnaies.

Il est très difficile de retrouver les raisons qui ont conduit au choix de ces marques, mais quand on y arrive, on découvre toujours une relation intime entre le symbole et son titulaire.

Le différent le plus évident est composé des lettres initiales de l’officier concerné. On peut mentionner le cas d’André Morel, maître de la Monnaie de Lyon de 1573 à 1593, qui signe les pièces de ses initiales AM placées en fin de légende du revers.

D’autres choisissent un symbole extrait de leurs armoiries familiales. C’est le cas de Florimond Fleuriot, maître de la Monnaie de Nantes de 1573 à 1598. Le blason des Fleuriot est d’argent au chevron brisé de gueules, accompagné de trois roses de même, tigées et feuillées de sinople. Florimond prend la rose héraldique (en forme d’églantine) pour différent.

Quant à son frère cadet Pierre, maître de la Monnaie d’Angers de 1577 à 1583, puis de la Monnaie de Dinan en 1598, il adopte pour différent cette même rose à laquelle il ajoute un croissant.

Le cas de Pierre Fleuriot montre que le titulaire d’un différent peut le conserver durant toute sa carrière.

D’autres enfin choisissent un « différent parlant », c’est-à-dire un symbole offrant une consonance avec leur patronyme. C’est par exemple le cas du chandelier placé sur les pièces frappées à Rouen entre 1626 et 1629 lorsque Pierre Lechandelier était maître de cette Monnaie. Compte tenu de la petite taille de ces symboles, il faut parfois se référer aux registres de la Cour des monnaies pour comprendre la désignation exacte du différent. C’est ainsi que l’on apprend que l’arbre figuré sur les pièces nantaises de la fin du 18e siècle est un poirier, différent parlant de Louis Salomon Poirier, graveur de la Monnaie de 1778 à 1793.

Un cas particulier nantais

Descendant d’une famille d’orfèvres angevins, François Ollivier est, comme son père avant lui, maître de la Monnaie d’Angers de 1601 à 1608. Suivant l’exemple paternel, François Ollivier choisit un différent parlant formé d’une olive dans un croissant. À partir de 1608, François Ollivier est associé à Jacques Grandamy (ADLA 4 E 2/450), maître de la Monnaie de Nantes. En 1614, Ollivier succède à Grandamy à la maîtrise de la Monnaie de Nantes. Selon la coutume, les pièces nantaises portent alors une olive dans un croissant, son différent précédemment employé à Angers.

François Ollivier est reconduit dans ses fonctions de maître de la Monnaie de Nantes par un bail courant de 1618 à 1622 (AN Z1b 398 & 903), puis un autre allant de 1622 à 1628 (AN Z1b 402 & 403).

Curieusement en 1618, François Ollivier change de différent.

Désormais, c’est un oiseau qui marque les pièces frappées sous sa responsabilité. Les archives de la Cour des monnaies précisent qu’il s’agit d’un pigeon, colombus en latin. Ce symbole revoit au patronyme de l’épouse de François Ollivier : Marie Colombu, parfois orthographié Colombus.

Un différent monétaire renvoyant à une femme, c’est une première !

Une maîtresse de la Monnaie

Comment Marie Colombu peut-elle avoir un différent monétaire ? Une marque de l’amour de son mari ? Peut-être… Mais, la raison est certainement plus prosaïque.

Comme l’endogamie est importante parmi les orfèvres, il est vraisemblable que Marie Colombu soit issue de cette corporation. Or, si chez les orfèvres aucune femme ne peut être reçue maître, nombre d’épouses, filles d’orfèvres elles-mêmes, participent à la gestion de l’atelier aux côtés de leur mari.

Celles-ci ne pratiquent que très rarement le métier, mais elles en connaissent les techniques, la réglementation spécifique, la comptabilité, la relation avec les clients et les fournisseurs. C’est pour cela qu’en cas de décès prématuré du mari, des veuves d’orfèvres se sont vues autorisées à reprendre l’atelier du défunt. Ces veuves d’orfèvres se voyaient alors attribuer un poinçon personnel leur permettant de signer et de garantir les pièces issues de leur atelier. À Nantes, ces poinçons portaient la lettre V (pour veuve) suivi de l’initiale du mari. On peut citer le cas de Marie-Magdeleine Bory, veuve Bridon, reçue en 1762.

De nombreuses archives attestent que François Ollivier associe étroitement son épouse à la gestion de ses affaires : le commerce du vin et des céréales avec l’Espagne, le Portugal, la Hollande et la Flandre, mais aussi la production monétaire nantaise. Dans les actes notariés, Marie Colombu est qualifiée de « procuratrice générale » (ADLA 4 E 2/1720) de François Ollivier. Lorsque ce dernier est absent de Nantes, ce qui arrive souvent, c’est Marie Colombu qui le représente.

Ainsi, le différent « pigeon » renvoyant à Marie Colombu peut être interprété comme la marque de la procuration générale donnée par François Ollivier à sa femme sur les affaires monétaires. Bien sûr, il serait abusif, et anachronique, d’affirmer que Marie Colombu était maîtresse de la Monnaie de Nantes, mais il paraît acceptable de la qualifier de « maîtresse déléguée ».

Par délégation de son époux, Marie Colombu veille au bon fonctionnement de la Monnaie : le 16 juillet 1626, elle reçoit le juge-garde royal venu faire l’état des lieux de l’atelier monétaire situé place du Bouffay (ADLA 4 E 2/1022) ; le 8 avril 1627 est, devant notaire, « reconnu la dite Colombu que tous les ustensiles qui sont convenables pour servir au dit exercice de la Monnaie lui appartiennent » (ADLA 4 E 2/1723). Quant aux archives de la Cour des monnaies, celles-ci confirment que Marie Colombu remplace officiellement François Ollivier entre le 17 juin et le 27 octobre 1623, du 10 janvier au 27 mars 1624, puis du 26 octobre 1624 au 31 décembre 1625.

Même par délégation de son mari, la maîtrise d’une Monnaie par une femme est un cas très exceptionnel. Parmi les rares autres exemples, on relève Henriette Guignart, belle-mère de Marie Colombu !

Henriette Guignart hérite de la de maîtrise de la Monnaie d’Angers après le décès de son mari Pierre I Ollivier. Elle exerce cette fonction en 1597 et 1598, avec ses deux fils Pierre II et François, ainsi que son gendre Olivier Bouchart. Durant ces quelques mois, Henriette Guignart n’adopte pas de marque particulière, elle conserve le différent de son défunt mari : une olive. Henriette Guignart assure la simple continuation du bail souscrit par son mari et le mène jusqu’au terme prévu.

A contrario, le pigeon de Marie Colombu apparaît comme la marque de la responsabilité personnelle qui lui est volontairement confiée par son mari. En cela, ce pigeon est le premier différent monétaire attribuable à une femme, l’une des seules maîtresses de la Monnaie.

* Le maître est chargé de diriger l’atelier monétaire, d’en assurer le bon fonctionnement. Le maître est un fermier : il obtient un bail dit à « faifort », car c’est le plus offrant et dernier enchérisseur qui l’obtient. Le maître est un entrepreneur qui engage ses propres deniers pour le fonctionnement de l’atelier.

** Officier chargé de la réalisation des matrices employées à la frappe.

Gildas Salaün
2022

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En savoir plus

Bibliographie

Granges de Surgères Anatole de, Les artistes nantais du Moyen Âge à la Révolution, Paris, Charavay frères, 1898, 456 p.

Jacob Monique et alii, Les orfèvres d’Anjou et bas Maine, Paris, Imprimerie nationale, Angers, Inventaire général, coll. « Cahiers de l’Inventaire », 1998, 528 p.

Jambu Jérôme, « Sens et symbolique des différents des maîtres et directeurs des Monnaies dans le royaume de France à l’époque moderne (milieu du XVIe siècle fin du XVIIIe siècle) », dans Yvan Loskoutouff (dir.), Héraldique et numismatique, Moyen Âge, Temps modernes, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 109-122.

Michon Bernard et Dufournaud, Nicole, Femmes et négoce dans les ports européens (fin du Moyen Age – XIXe siècle), Berne, Peter Lang, 2018, 296 p.

Muel Francis et alii, Les orfèvres de Nantes, Paris, Imprimerie nationale, Nantes, Inventaire général, coll. « Cahiers de l’Inventaire », 1989, 395 p.

Planchenault Adrien, La Monnaie d’Angers, Angers, Lachèse, 1896, 254 p.

Salaün Gildas, « La Monnaie nantaise, le commerce espagnol et l’argent américain », Bulletin de la Société archéologique et historique de Nantes et de Loire-Atlantique, t. 156, 2021n p. 315-356.

Salaün Gildas, « Les tailleresses, personnel monétaire féminin », Armor Numis n° 129, déc. 2021, p. 35-42.

Salaün Gildas, « Le différent ou l’image de soi », Monnaie magazine, mars 2022, p. 56-61.

Sombart Stephan, Catalogue des monnaies royales françaises de François Ier à Henri IV (1540-1610). Paris, les Chevau-légers, 1997, 560 p.

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Gildas Salaün

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