Civelles
De décembre à avril, des petits bateaux de pêche s’amarrent aux pontons du quai de la Fosse ou sur les mouillages du bras de Pirmil. La nuit venue, par marée favorable, les pêcheurs mettent à l’eau des tamis coniques qu’ils tirent dans le fleuve pour saisir la civelle, alevin d’anguille si recherché, véritable « or gris » pour les 200 pêcheurs professionnels de l’estuaire de la Loire.
  Le père Rousseau   à la pêche à la civelle
Date du document : début du 20e siècle
L’origine de ce petit poisson est longtemps restée incertaine, comme l’atteste sa définition dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au milieu du 18e siècle : « Sorte de petit poisson que l’on pêche dans la Loire, depuis la ville d’Angers jusqu’à la mer, et que l’on croit être un frai d’anguille à cause qu’il en approche beaucoup. Ceux qui prétendent le contraire disent que ces poissons ne deviennent jamais plus grands ; il s’en pêche une très grande quantité qui se consomme chez les pauvres gens et les riverains. Ils en forment des boules qu’ils nomment pains de civelles ». L’observation scientifique a permis d’établir que les civelles naissent dans la mer des Sargasses, au large des États-Unis. En dix mois, avec l’aide du courant, le Gulf Stream, ces alevins atteignent les estuaires atlantiques. Devenues anguilles après plusieurs années dans l’eau douce, elles regagnent les Sargasses pour se reproduire. La grande abondance évoquée dans l’Encyclopédie est attestée jusqu’aux années 1950-1960 dans le Pays nantais. Des arrêtés municipaux interdisent par exemple d’utiliser, à cause des mauvaises odeurs, ces petites anguilles pour fumer les champs bordiers du fleuve. Leur consommation, la saison venue, est banale dans les milieux populaires.
Tout a changé depuis les années 1970. La pollution, la surpêche, l’aménagement du fleuve perturbent le cycle de reproduction de l’anguille. La civelle se raréfie alors que la demande augmente. L’Espagne reste friande de ces civelles qu’elle achète aux pêcheurs nantais depuis l’entre-deux-guerres. C’est l’ouverture du marché asiatique qui fait exploser les cours et menace la pérennité d’une ressource convoitée aussi par les braconniers : le Japon et la Chine importent par avion ces futures anguilles pour l’alevinage. En 2011, l’interdiction par l’Union européenne de l’exportation vers l’Asie déclenche une grève des civeliers qui réclament des quotas pour maintenir un prix minimum de 200 euros le kilo. Devenue très chère, la civelle quitte les tables nantaises. Reste alors le recours au succédané : dans les magasins nantais, le mangeur nostalgique peut acheter des imitations de civelles, faites à partir de la chair de différents poissons, du « surimi », et teintées à l’encre de seiche. Ces « angulas » sont importées d’Espagne. Reste encore la mémoire ou le patrimoine. En 1974, le Conseil municipal décide de la dénomination d’une rue des Civelles et en 1981 d’une rue des Piballiers, nom aquitain des civeliers !
Par son cycle de reproduction, par le circuit commercial qu’elle suscite, par sa contrefaçon, la civelle est peut-être un exemple et une métaphore de la mondialisation.
Didier Guyvarc'h
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d’auteur réservés)
En savoir plus
Bibliographie
Joguet Sandra, « La pêche à la civelle dans l'estuaire de la Loire : tradition de paysans, pratique de marins », dans Entre terre et mer : sociétés littorales et pluriactivités (15e-20e siècle) : actes du colloque tenu à l'Université de Bretagne Sud Lorient les 17, 18 et 19 octobre 2002, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2004, p. 341-350
Orceau Robert « Les pêcheries et les poissonneries à Nantes », Bulletin de la Société historique et archéologique de Nantes et de Loire-Atlantique, n°96, 1957, p. 194-205
Perrodeau Yves, « La pêche ligérienne », dans Després, Laure (coord.), L'estuaire de la Loire : un territoire en développement durable ?, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2009 (Espace et territoires), p. 217-242
Vadon-Le Bras Catherine, « Pêches et poissons de Loire-Atlantique d’hier à aujourd’hui », 303 arts, recherches et créations, n° 49, 1996, p. 60-65
Varron Vincent, « Remous sur la civelle de Loire », ArMen, n°185, nov.-déc. 2011, p. 6-15
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Didier Guyvarc’h
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