Cité des Castors de l’Erdre
Castor tu peux chanter l’immortelle chanson
Du charpentier solide et du hardi maçon
Tu l’auras ta maison, payée de tant de peines.
Tu l’auras ta maison, récompense prochaine.
Et quand le premier soir dans la nuit volets clos
Tu prendras dans tes bras ta femme et tes marmots
En les voyant si fiers, si pleinement heureux,
Castor, tu sentiras les larmes dans tes yeux !
Robert Philippe, le poète des Batignolles
Solidarité, entraide
Ce sont des mots qui reviennent souvent lorsque les Anciens évoquent leurs jeunes années. C’était le bon temps où, chaque été, les travaux agricoles se faisaient en commun, où les « bataillons », pendant deux mois, s’en allaient de ferme en ferme pour les moissons, les battages, où le plaisir d’être ensemble faisait oublier la dureté du travail.
Le monde ouvrier n’était pas en reste : ce sont aussi les mots qu’emploient les Anciens des Batignolles, lorsqu’ils racontent avec nostalgie la vie dans leurs humbles maisonnettes en bois.
Vers 1950, le besoin de logements se faisait partout sentir. La ville avait été ravagée par les bombardements. La cité du Grand-Clos, construite avec les matériaux des ruines de Nantes, venait de se terminer. La cité d’urgence du Port-Durand allait bientôt s’édifier. Les maisonnettes des cités en bois commençaient à vieillir, certains locataires devaient s’y sentir un peu à l’étroit, les Batignolles allaient bientôt remplacer la cité du Ranzay par un ensemble de maisons « en dur » et d’immeubles collectifs, les « Y » de la Renaudière.
Les Castors
À leur façon, les associations de Castors essayaient de remédier à la crise du logement. Ce mouvement coopératif était né en Suède en 1927, avait essaimé en Europe, au Canada, en URSS, avait atteint Saint-Étienne en 1931, Pessac, et même Rezé, où les Castors de la Loire construisirent de 1950 à 1954 les cent une maisons de la Balinière.
Le bulletin de l’usine raconte comment naquit la cité de Saint-Joseph-de-Porterie, sous l’impulsion de Mme Loukianoff, la surintendante des cités ouvrières. En mai 1951, elle organisa à l’intention du personnel de l’usine et d’autres entreprises une réunion d’information dans la salle du cinéma des Batignolles. MM Richard et Legland, qui dirigeaient les travaux de la cité des Castors de la Balinière, racontèrent comment s’y étaient pris les Rezéens pour bâtir leurs maisons. Les Batignollais, après avoir visité le chantier de la Balinière, se sentirent sans doute capables d’en faire autant car, dès le 12 juin, le Journal Officiel publiait la naissance de l’Association des Castors de l’Erdre. Le bureau comprenant un président, M. Fourage, un vice-président, M. Gallon, un secrétaire, M. Jean Lenroué, un secrétaire adjoint, M. Le Quintrec (le p’tit Quinquin), un trésorier, M. Septier. M. Fourage, chef d’équipe aux Batignolles, était déjà très impliqué dans la vie associative ; il présidait le comité des fêtes de la Mutuelle.
Qui étaient ces Castors ? Un « état synoptique » d’avril 1953 les présente : l’ensemble des 59 familles qui se lancèrent dans l’aventure regroupait 234 personnes, dont 119 enfants ; la famille la plus nombreuse se composait de 12 personnes. Le Castor le mieux payé gagnait 60 000 F (anciens) par mois, et le moins payé, 19 872 F. La moyenne des salaires était de 23 580 F : ce n’était pas le Pérou, loin de là ! Le plus âgé était le président (48 ans) ; le plus jeune avait 23 ans. La moyenne d’âge était d’à peine 31 ans.
Vue aérienne, Saint-Joseph
Date du document : années 1950
Le nerf de la guerre
Première nécessité : trouver un terrain, et les fonds pour l’acheter. Les Batignolles qui possédaient, depuis les années 1940, le domaine du Launay, près du chemin du Millau, proposèrent aux Castors de le leur vendre pour 5 500 000 francs (anciens). La législation de l’époque imposa un montage financier : le COL, Comité Ouvrier du Logement, une société coopérative de HLM, duquel dépendaient les Castors de la Balinière, acheta le terrain, à l’aide d’un prêt de la caisse d’Allocations Familiales, pour le compte des Castors de l’Erdre. Qui dit construction dit : permis de construire, plan-masse. L’architecte du COL détermina l’emplacement de la voirie, des réseaux d’eaux, des égouts, et des 59 maisons – puisque 59 futurs propriétaires s’étaient engagés dans l’entreprise – et leur répartition par type :
- 28 « type 3 » (deux chambres, séjour, cuisine, salle d’eau, W.C., garage) ;
- 28 « type 4 » (trois chambres) ;
- 3 « type 5 » (quatre chambres).
Le Saint-Jo d’alors étant encore à la campagne, il fallut faire inclure la cité dans la zone urbaine. Le 20 juin 1953, les Castors obtenaient enfin leur permis de construire.
Comme on s’en doute, les futurs propriétaires ne disposaient pas d’économies suffisantes pour payer leurs maisons, il fallait emprunter. On aurait pu trouver des crédits à la Caisse d’Épargne, à la Caisse des Dépôts et Consignations. Les démarches étaient si lentes, si compliquées, que l’Association des Castors préféra se transformer en société anonyme à capital variable et, surtout, se séparer du COL, ce qui n’alla pas sans quelque incompréhension. Les Allocations Familiales purent alors débloquer un premier prêt de 25 millions, remplacé par un prêt du Crédit Foncier à mesure que les maisons se construisaient. Chaque Castor versait une première somme de 15 000 francs (150 F), puis s’engageait à alimenter chaque mois la caisse commune d’un dixième de son salaire. De son côté, l’usine des Batignolles, qui avait cédé le terrain sans doute à prix d’ami, accorda un prêt de 5 millions qui permit l’achat de matériel et d’outillage.
Un chantier solidaire
Le chantier pouvait ainsi démarrer en novembre 1951. Payer n’était pas tout : on s’engageait aussi à mettre la main à la pâte, et sérieusement ! Au minimum, 24 heures par mois, et 96 heures pendant les congés. Le travail administratif lui aussi faisait partie du chantier, et c’était une cause des divergences avec le COL qui, lui, employait du personnel salarié. La confiance régnait : chacun remplissait lui-même sa feuille de pointage. « En effet, expliquait alors le Président, le principe même des Castors étant la solidarité, chacun doit considérer comme un devoir absolu de remplir fidèlement ses obligations de travail et d’entraide. L’un de nos camarades est tombé malade, eh bien, chacun s’étant engagé à porter aide et assistance aux autres, il est assuré que sa maison sera terminée. Chacun ne construit pas sa maison, mais tous travaillent en commun. En janvier 1954, le bulletin de l’usine publiait un écho du chantier des Castors : « Nous avons eu à déplorer le grave accident survenu à notre camarade Lemarié, magasinier à l’usine. Il peut être sûr que, pendant sa longue convalescence, ses camarades Castors travailleront pour lui. » Une « caisse de solidarité en heures travail » aidait les malades, les blessés éventuels ; la Société mutualiste des Castors de France couvrait les constructeurs en cas d’accident ou de décès.
Les bâtisseurs n’étaient pas tout à fait des novices ; parmi eux, on trouvait 8 menuisiers, 9 électriciens, 5 maçons, un plombier, 10 ou 12 ajusteurs et monteurs, 3 chaudronniers et tuyauteurs, 3 plâtriers, 3 chauffeurs-mécaniciens, un dessinateur, 4 agents techniques ou de méthode, un forgeron. Ils travaillaient dans une vingtaine d’entreprises différentes, parmi lesquelles les Batignolles-Châtillon était la mieux représentée (26 Castors), suivie de la SNCF, de la société de travaux publics Bourdin et Chaussé…
En plein chantier
Date du document : années 1950
Une aventure exemplaire
Sous la direction du chef de chantier, M. Gallon, le travail se répartissait suivant les compétences de chacun. Avec l’aide de la société Bourdin et Chaussé, le terrain fut défriché, égalisé, drainé. Les fondations furent creusées, certaines à 1,5 mètre de profondeur. Le bas du terrain était si humide qu’il avait dû être drainé. Le tout-à-l’égout n’arrivait pas encore à Saint-Joseph, il avait fallu creuser une grande fosse d’épuration. On évaluait à 900 m3 le volume de la terre ainsi remuée. Les pierres des fondations venaient de la carrière de la Jonelière (où s’est installé depuis le stand de tir) où travaillait une équipe de sept Castors : 2 500 m3 de pierre extraite pour les fondations et les routes ! Seul le minage était effectué par le propriétaire de la carrière. Le pont routier de la Jonelière n’existait pas encore, il fallait passer par la Tortière pour approvisionner le chantier. Avec le soutien de la direction de l’usine, les Castors avaient pu se procurer un camion, un GMC rescapé de la guerre, une pompe, deux bétonnières, des machines à bois. Chaque fin de semaine, les Batignolles prêtaient un second camion.
Carrière de la Jonelière
Date du document : années 1950
Le père de l’un des Castors, M. Cerclé, exploitait une scierie au Chêne-Vert, à Carquefou : les arbres abattus au Launay y étaient débités à bon compte. L’atelier de menuiserie, près du château, tournait à plein régime pour fabriquer portes et fenêtres, les bois de charpente baignaient dans d’anciens lavabos collectifs remplis de carbonyle. Dès 5 heures du matin, le samedi, à l’usine, une équipe fabriquait les ferrures. Pour que la durée du chantier ne devienne pas déraisonnable, on fit tout de même appel à une entreprise artisanale pour monter les murs : à l’époque, l’inflation tendait à galoper, et le prix des matériaux augmentait de jour en jour. Dès le début des travaux, un local avait été aménagé pour servir de vestiaire et de magasin d’outillage. Il y a 50 ans, la météo des fins d’année valait celle d’aujourd’hui : le 28 décembre, un violent coup de vent arrachait la toiture du local, qui était remis hors d’eau dès le lendemain.
L’équipe gestionnaire pouvait noter fièrement : « Il ne fallait pas se laisser déborder, il fallait savoir ce que la fin du mois nous coûtait, en particulier les factures concernant les matériaux, les salaires des employés (il y en eut 44), les charges salariales […], l’assurance incendie pour l’atelier, le château, les habitations, les intérêts […]. Nous n’avons jamais eu un rappel.»
Inauguration
Le 31 décembre 1955, la cité était inaugurée. Tous ensemble, les Castors pouvaient emménager, car aucun d’eux ne s’était permis d’occuper sa maison avant que toutes ne soient terminées. Les certificats de conformité avaient été délivrés de décembre 1955 à mars 1956. Le 31 décembre 1979, par l’extinction du prêt, chaque Castor devenait propriétaire de sa maison.
Pose de la première pierre
Date du document : 13-06-1953
« L’esprit Castors »
« La vie de famille, pendant la construction, fut perturbée, constatait Jean Lenroué, le secrétaire des Castors. Cette vie de famille subissait des accrocs, des repas qui n’étaient pas pris en commun, des absences fréquentes de la maison, des rentrées parfois tardives, le corps harassé de fatigue par les heures passées sur le chantier, des heures qui venaient s’ajouter à celles effectuées toute la semaine dans l’entreprise employeur.» « Il y eut des défaillances, des démissions bien souvent dues aux femmes qui pensaient qu’elles allaient se retrouver dans un décor inconnu, sans personne de connaissance, et c’est pourquoi, un jour, il fut décidé de permettre aux femmes, aux épouses, d’assister aux assemblées générales pour leur permettre de se connaître entre elles.»
On arrivait cependant à surmonter les difficultés, car « nous avions la certitude absolue que dans le groupe, en cas de défaillance de l’un de nous, il y aurait quelqu’un pour continuer ce qui avait été mis sur rail. Il faut reconnaître que beaucoup d’efforts ont été accomplis, notamment dans le domaine d’une certaine disposition d’esprit pour favoriser le sens communautaire d’une discipline librement consentie par tous. » « Constatons que nous fûmes une école de formation à beaucoup de points de vue, tant dans le développement de la volonté que dans le sens des responsabilités.»
Les noms que les habitants de la cité ont donnés à leurs rues rappellent les qualités des Castors : Patience, Persévérance, Espérance, que vient récompenser la Réussite. Le chemin Noir, qui menait vers le bourg, est devenu chemin de l’Entraide : sa première dénomination rappelle le mâchefer qui servit à l’empierrer ; la seconde, la solidarité qui se créa entre les Castors et quelques-uns de leurs voisins pour le construire. On les trouvait un peu fous, ces Castors, mais on ne pouvait s’empêcher de les admirer !
La cité aujourd’hui
Avec l’extinction du prêt, la société anonyme qui avait remplacé l’association primitive pouvait se dissoudre ; elle se faisait remplacer par l’Association syndicale des Copropriétaires des Castors de l’Erdre qui existe toujours. Si la plus grande partie de la voirie de la cité est devenue publique, c’est cette association qui gère les parties indivises de la cité qu’il faut entretenir. L’ancienne menuiserie a été remontée près de l’étang ; elle a servi d’atelier à l’un des Castors qui s’était lancé dans le travail du bois à la fin du chantier, puis à un garagiste aussi sympathique que folklorique. Puis on l’a pourvue d’une vaste cheminée, elle est devenue le foyer de la cité ; tous les quinze jours, les Castors s’y retrouvent pour l’entretien des espaces verts ; un repas en commun rassemble alors trente à trente-cinq personnes. Un sévère cahier des charges interdit de dénaturer la cité : il n’est pas question de multiplier le nombre de maisons sur les lots d’origine, un promoteur s’en est rendu compte !
Le château faisait partie du domaine acheté : pour les Castors, au début, c’était un peu le cadeau empoisonné : on avait autre chose à faire qu’à entretenir la bâtisse. On projeta de le transformer en centre social, en salles de jeux pour les enfants. Finalement, il fut utilisé comme hébergement de secours, puis en 1979 vendu à un particulier, ce que certains maintenant regrettent un peu, en songeant ce qu’on aurait pu en faire ; mais ils comprennent fort bien que les ouvriers méritaient un peu de repos après leur chantier.
Soixante ans des Castors
Date du document : 2015
Le programme des Castors avait été fortement encouragé par les Batignolles qui, à la même époque, entreprirent un programme de logements pour remplacer les cités en bois. À la fin de l’année 2004, les Castors fêtaient les cinquante ans de leur installation dans la cité. Trente-trois maisons étaient encore habitées par les familles d’origine. Une douzaine des vaillants bâtisseurs étaient encore vivants : le plus jeune avait 74 ans, l’aîné avait 84 ans.
Louis Le Bail
2018
En savoir plus
Bibliographie
Amis de Saint-Sébastien-sur-Loire, La Cité des « Castors » de la Profondine à Saint-Sébastien-sur-Loire, Les Amis de Saint-Sébastien, Saint-Sébastien-sur-Loire, 2015
Batignolles-Chatillon, bulletin d'information... trimestriel, réservé aux membres du personnel, n°10, juillet-septembre 1953
Kervarec, Michel,
« Claire-Cité : les Castors de la Balinière », L’Ami de Rezé, n°81, juin 2017, p. 66-76
Le Bail Louis, « La cité des castors : Saint-Joseph-de-Porterie », Les annales de Nantes et du pays nantais, n°292, 2004, p. 23-26
Richard Charles, Un village dans la ville (Claire Cité) : histoire d'une cité construite par les habitants eux-mêmes (les Castors de Rezé),
St-Vincent-sur-Oust, Elor, 1996
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Rédaction d'article :
Louis Le Bail
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