Aristide Briand et la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905
Aristide Briand (1862-1932), qui fut durant sa longue carrière politique onze fois président du Conseil et plus d’une vingtaine de fois ministre, est l’une des figures les plus emblématiques de la Troisième République. Son nom reste attaché à la loi de Séparation des Églises et de l’État, adoptée le 9 décembre 1905, que Jean Jaurès qualifiait de « plus grande réforme qui ait été tentée dans notre pays depuis la Révolution française ». Si la loi doit beaucoup à Briand, celui-ci, en retour, doit à cette loi d’accéder au premier plan de la scène politique nationale.
La révélation d’un destin politique
Il faut attendre le printemps 1903 et l’initiative de Francis de Pressensé, député socialiste du Rhône et futur président de la Ligue des Droits de l’Homme, pour que le gouvernement radical d’Émile Combes accepte d’examiner une loi de Séparation, pourtant au programme du parti républicain depuis 1869. Dans le contexte de la lutte contre les congrégations religieuses et des violentes tensions qui voient s’affronter les partisans du cléricalisme à ceux qui souhaitent combattre l’emprise de l’Église sur la politique et la société, la Séparation apparaît comme une dernière étape vers la laïcisation de l’État républicain. Pour examiner le projet de Pressensé, ainsi que quatre autres textes déposés à sa suite, une commission parlementaire de 33 membres, dans laquelle les partisans de la Séparation sont tout juste majoritaires, est formée le 12 juin 1903, avec la mission de faire émerger un texte commun. C’est Aristide Briand qui en est le rapporteur.
Né à Nantes dans le quartier populaire du Marchix, Briand grandit à Saint-Nazaire, où ses parents se sont installés comme aubergistes. Lycéen à Nantes, au futur Lycée Clemenceau, étudiant en droit à Paris, il retourne à Saint-Nazaire où il exerce les métiers d’avocat et de journaliste. Proche des milieux anarcho-syndicalistes, il s’engage à l’extrême gauche de l’échiquier politique, puis se rapproche de Jaurès et se fait élire en 1902 député socialiste de la Loire, dans une circonscription ouvrière. Constamment réélu jusqu’à sa mort – dans la Loire jusqu’en 1919, puis en Loire-Inférieure – il s’impose rapidement comme l’une des grandes figures de la Chambre grâce à son art du compromis, à son indépendance, qui le tient à l’écart des partis politiques, et à sa remarquable éloquence, à la fois simple et persuasive, qui a fait dire à Alexis Léger, son futur collaborateur au Quai d’Orsay, qu’« il parlait comme personne la langue de tout le monde ». L’élaboration de la loi de Séparation est pour lui l’occasion, pour la première fois, de manifester ces qualités.
Classe du Lycée de Nantes en 1877
Date du document : 1877
L’homme du compromis
D’emblée, Briand affiche ses intentions devant ses collègues de la commission parlementaire : « Je ne vois pas les mesures que nous soumettrons à la Chambre comme des mesures d’hostilité, mais bien comme des mesures de libération pour l’Église et pour l’État. » Le plan qu’il élabore durant l’été 1903 est déjà un compromis entre les différents projets présentés. C’est lui rédige les deux premiers articles, qui pour l’essentiel resteront inchangés : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes […]. [Elle] ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Au sein de la Commission, les débats, riches et intenses, portent notamment sur les modalités de la mise à disposition des biens et des édifices du culte, qui restent propriétés de l’État, et sur la composition des associations cultuelles (le terme date de 1904) chargées de la gestion des biens et de l’organisation du culte. La rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège en juillet 1904, après le voyage du président de la République Émile Loubet auprès du gouvernement italien, et la publication d’un nouveau projet de Séparation rédigé par le président du Conseil Émile Combes, très anticlérical, viennent jeter de l’huile sur le feu. Lorsque s’ouvrent les débats parlementaires en mars 1905, la question a envahi le débat public et fait la une des journaux. De feutrées, les discussions sont devenues houleuses.
« La Couronne des Diables »
Date du document : 1906
À la Chambre, durant trois mois et demi, à raison d’une séance par jour, c’est Briand qui mène les débats. Il doit faire face à 320 amendements, « 320 rochers à travers lesquels il a fallu conduire la barque », dit-il. C’est là que son sens du verbe et son esprit de conciliation font merveille. Les points litigieux sont réglés dans un sens libéral pour apaiser les adversaires de la Séparation. Les édifices religieux seront mis à disposition du clergé à titre gratuit et sans limite de temps, et non loués comme il était initialement prévu. Les associations cultuelles se conformeront « aux règles d'organisation générale du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice » (article 4), ce qui revient à admettre, pour le culte catholique, que les évêques en prennent la tête. Ce dernier amendement, défendu par Briand, Jaurès et Pressensé, qui veulent en finir et sortir des débats par le haut, est violemment combattu par une partie des radicaux. Briand ironise : « Il y a des curés dans l’Église catholique, il y a aussi des évêques, il y a même un Pape. Que voulez-vous ? Ce sont des mots qui peuvent écorcher les lèvres de certains d’entre vous, mais qui correspondent à des réalités. » Le 3 juillet, le vote à la Chambre donne une majorité inespérée en faveur de la loi : 341 voix pour, 233 contre. Les partisans de la Séparation ont obtenu l’essentiel, les catholiques ralliés à la République ne sont pas si mécontents et, à mots couverts, se réjouissent même de s’être libérés de l’emprise des pouvoirs publics. Personne ne s’attend alors à ce que l’application de la loi pose problème.
Entre fermeté et apaisement
En février et mars 1906, dans un certain nombre de paroisses, des tensions allant jusqu’à l’affrontement surgissent autour de ce qui ne devait être qu’une simple mesure administrative visant à dresser l’inventaire des biens du clergé. La maladresse de la circulaire du ministère des Cultes, qui prévoit entre autres l’ouverture des tabernacles, et la publication, le 11 février, de l’encyclique pontificale Vehementer Nos, qui condamne la loi de Séparation, excitent la fureur des fidèles et de la hiérarchie catholique : dans 4.800 paroisses (mais sur près de 70.000), les inventaires doivent être ajournés. La mort d’un manifestant, le 6 mars, à Boeschepe dans le Nord, provoque la démission du gouvernement Rouvier. Dans le nouveau cabinet, Clemenceau est ministre de l’Intérieur et Briand de l’Instruction publique et des Cultes.
Aristide Briand, ministre de l’Instruction publique et des Cultes en 1906
Date du document : 1906
Les deux hommes décident de suspendre les inventaires, pour rester fidèle à l’esprit libéral qui avait présidé à l’élaboration de la loi et pour ne pas tomber dans le piège tendu par l’Église catholique. Comme le dit Briand, « ce que demande l’Église, c’est la seule chose que nous sommes bien décidés à lui refuser : la persécution ». Là où ils n’avaient pu se tenir en mars, les inventaires auront finalement lieu à l’automne, non sans difficultés, mais dans un climat apaisé. L’intransigeance du Pape Pie X, qui dans une nouvelle encyclique interdit aux fidèles de constituer les associations cultuelles, conduit le gouvernement à adopter une loi, le 27 mars 1907, permettant aux cultes de fonctionner sans elles et de se réunir sans déclaration préalable, dans le cadre de la loi de 1901. La loi du 13 avril 1908 fait des églises une propriété communale et du clergé un « occupant sans titre juridique ». Briand procède dans la foulée au classement de nombreux édifices religieux pour transférer à l’État les charges relatives à leur entretien et ne pas les laisser aux budgets des communes.
Le rôle d’Aristide Briand dans la conception, l’élaboration et l’application de la loi de 1905 est donc absolument fondamental. Jamais sans lui ce qui reste aujourd’hui l’un des principaux piliers de la République n’aurait vu le jour, en tous cas sous cette forme et de cette façon. La carrière nationale de Briand est lancée et il ne cesse jusqu’à sa mort d’occuper les premières places dans les gouvernements : président du Conseil durant la Grande Guerre en 1915-1917, ministre des Affaires étrangères en 1921, puis de nouveau entre 1925 et 1932. C’est à ce dernier poste que sa mémoire est de nos jours le plus souvent associée.
Aristide Briand et Gustav Stresemann
Date du document : Entre 1923 et 1929
Artisan du rapprochement franco-allemand, prix Nobel de la paix en 1926 avec son homologue Gustav Stresemann, inlassable défenseur d’une paix fondée sur le droit et la sécurité collective, dans un cadre multilatéral et dans le respect des traités d’après-guerre, il lance en septembre 1929 un projet d’Union fédérale européenne. Mais sa politique se heurte rapidement aux effets économiques et politiques de la grande crise qui, franchissant l’Atlantique, touche l’Europe dès 1930. Briand, qui décède en 1932, n’assistera pas à l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933.
Obsèques d’Aristide Briand à Paris, le 12 mars 1932
Date du document : 12/03/1932
La mémoire de Briand sort évidemment ternie des drames que connaît l’Europe dans les années 1930. La gauche voit en lui un opportuniste qui a trahit son camp pour évoluer vers le centre-droit. La droite le considère comme un idéaliste un peu naïf qui n’a pas su mesurer la force du nationalisme germanique. En réalité, Briand est resté toute sa vie fidèle à ses valeurs et à une certaine manière de concevoir la politique : avec réalisme, pragmatisme et la conviction que la négociation est la meilleure façon de faire triompher ses vues. Autant de traits qui étaient déjà à l’œuvre au moment de faire accepter la loi de Séparation.
En 2005, sur la place Aristide Briand, une statue, œuvre du sculpteur Jacques Raoult, est inaugurée dans le cadre d’une politique de la Ville lancée un an plus tôt, visant à valoriser l’espace public par l’implantation de statues rendant hommage aux Nantaises et aux Nantais ayant contribué à la renommée de leur ville.
Stanislas Jeannesson
Nantes Université, CRHIA
2025
En savoir plus
Bibliographie
Bellon, Christophe, Aristide Briand, Paris, CNRS Éditions, 2016.
Bruley, Yves, 1905, la séparation des Églises et de l'État. Les textes fondateurs, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2004.
Fabre, Rémi, « L’élaboration de la loi de 1905 », dans Weil, Patrick (dir.), Politiques de la laïcité au XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 45-75.
Pages liées
Dossier : la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État à Nantes
Les protestants Nantais et la loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État
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Rédaction d'article :
Stanislas Jeannesson
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