Statue Cérès de Denis Gélin
La statue représentant Cérès sculptée par Denis Gélin (1896-1979) en calcaire d’Euville résulte d’une commande de l'État à l’artiste en 1940 devant être initialement livrée en 1941. Il faut finalement attendre 1948 pour qu’elle soit déposée à la Ville de Nantes et installée dans son jardin botanique, actuel Jardin des Plantes.
Denis Gélin : un artiste oublié
Gélin commence ses études artistiques en 1922 à l'École Nationale des Beaux-Arts au sein de l’atelier du sculpteur Jean-Antoine Injalbert (1845-1933). En parallèle, il expose au salon d’automne de 1923 avant d’être diplômé et médaillé d’or aux Expositions Internationales de 1925 et 1937. Gélin devient professeur de sculpture à l'École d’Art américaine de Fontainebleau à partir de 1925. Ce poste lui permet, outre le fait de faire rayonner l’art français auprès d’élèves d’outre-Atlantique, de tisser un réseau professionnel et d’obtenir des commandes en Amérique du Nord. En 1930, Gélin reçoit sa première commande de taille au Canada aux côtés du couple Jacques et Natasha Carlu, architectes des magasins Eaton de Montréal et de Toronto. Gélin est chargé, avec la contribution du sculpteur Alfred Bottiau (1889-1951), de réaliser une série de bas-reliefs sur des thèmes animaux et végétaux. Si Gélin répond à quelques commandes privées, ce sont davantage des commandes publiques qui vont faire la renommée de l’artiste. Ces dernières vont de sculptures pour le Palais Chaillot en 1937 à la création de sculptures pour les ouvrages nouveaux de villes de province comme Château-Thierry ou Pithiviers ou de simples sculptures prévues pour l'espace public comme la Cérès déposée au Jardin des Plantes.
Une commande à rebondissements
Denis Gélin reçoit de l’État la commande d’une sculpture le 30 avril 1940 représentant la République. Après l’armistice du 22 juin 1940, l’instauration du régime de Vichy qui met fin à la Troisième République rebat les cartes de l’administration française, notamment de la direction des Beaux-Arts, chargée de la commande, et vient vraisemblablement bouleverser l’iconographie du projet octroyé à Gélin. On devine aisément qu’une allégorie de la République ne convient plus au nouveau régime totalitaire qui se met en place, dans le contexte de l’occupation allemande et de l'accession au pouvoir du Maréchal Pétain.
Louis Hautecoeur, alors nommé à la tête de la Direction Générale des Beaux-Arts depuis juillet 1940 et fervent pétainiste, fait suivre l’avancée des commandes de l'État par l’inspection générale des Beaux-Arts, notamment Pierre Ladoué, qui va à la rencontre de Denis Gélin dans son atelier, 77 rue Daguerre (Paris 14e). Un premier modèle demi-nature est présenté en novembre 1940 décrit comme « une Cérès nue, d’un très beau mouvement » et apprécié en ces termes : « [elle] part pour devenir une réussite très intéressante ». Cette validation lance alors un paiement de 8 000 francs pour l’achat de la pierre d’Euville, qui permettra la création de la sculpture finale. L’œuvre est livrée le 29 décembre 1941 et entreposée au dépôt d’ouvrage d’art appartenant à l'État la semaine suivante, elle rapporte la somme totale de 49 000 francs à Denis Gélin.
Après la Libération de 1944, les services Beaux-Arts sont refondus pour devenir une partie de la Direction Générale des Arts et des Lettres (DGAL) qui fait alors corps avec la Direction des Arts plastiques dont le directeur est Robert Rey. C’est cette direction qui va gérer les commandes d'œuvres d’art, en collaboration avec la direction des Musées de France, afin d’enrichir les collections nationales. Si la destination première de la Cérès n’est pas indiquée dans le bon de commande, la visite d’atelier du 19 octobre 1941 nous indique que la statue est « en principe pour la ville de Vesoul ». Cependant, elle reste au dépôt jusqu’en 1948, date à laquelle la Direction de l'Enseignement et de la Production Artistique signale à Jean Cassou, conservateur en chef du Musée National d’Art Moderne, la présence de deux sculptures de Gélin dans sa réserve. Il est d’abord question d’en faire dépôt au musée qui, au vu de ses grandes dimensions, décline. Cérès est finalement déposée au « jardin botanique » de Nantes la même année. Nous ne savons pas sous quelles conditions s’est effectué ce dépôt, ni ce qui a conforté le choix de la ville de Nantes.
Sous le régime de Vichy, une commande publique contrainte dans le choix tant des mediums que des artistes
La modification de la commande auprès de Denis Gélin répond en fait probablement à la politique qui résulte de la mise en place du régime de Vichy. Louis Hautecoeur, directeur général des Beaux-Arts de juillet 1940 à 1944, œuvre pour renforcer le pouvoir de cette administration, tout en défendant les collections nationales et l'acquisition d'œuvres d’art. Hautecoeur représente l’aile modérée du nouveau régime, et aussi sa version culturelle la plus traditionaliste. Selon lui, l’art doit « rénover l'esprit public » détruit par le progrès technique soutenu par la politique de la Troisième République et enclin à l’individualisme. On comprend mieux le revirement soudain de l’iconographie imposée à Gélin lors de l’accession de Hautecoeur à la tête de l’administration qui ferait passer la commande d’une image de la République à celle d’une Cérès. Cette vision traditionaliste de l’art français fait écho au programme de commande menée sous l’Occupation pendant laquelle l’administration des Beaux-Arts tend à faire de la peinture un art décadent et favorise des formes artistiques plus traditionnelles comme la sculpture et la tapisserie qui doivent, toujours d’après Hautecoeur, rendre à l’art son rôle catalyseur de « hauts-sentiments » humains.
Parallèlement au choix resserré des médiums privilégiés, la politique des Beaux-Arts sous l’Occupation tend privilégier les artistes français. Bénéficiant d’un budget sensiblement en hausse en 1940 – mais qui diminue progressivement jusqu'en 1945 –, la commission d’achat chapeautée par Hautecoeur privilégie moins les artistes et les œuvres susceptibles de devoir rentrer dans les collections nationales que les artistes faisant face à des problèmes financiers. En effet, durant cette période d’insécurité économique la commission privilégie les achats auprès d’artistes vivants, particulièrement touchés par la crise et dont les productions se réduisent souvent uniquement qu’à des commandes publiques. L’historiographie délaisse ces artistes comme Denis Gélin, dont la carrière n’est pas allée au-delà des productions commandées par l’État.
Une iconographie agraire antique
Ce retour au traditionalisme aurait également influencé les programmes iconographiques des commandes publiques. Nous l’avons évoqué, la commande passée à Gélin passe d’une figure de la République à celle d’une Cérès. Cette dernière est une déesse romaine de l’agriculture, des moissons et de la fertilité dont l’attribut, tenu dans sa main droite, est une gerbe de blé.
Gélin reprend l’allure du nu féminin antique et par le choix de la pierre d’Euville, reconnu pour sa blancheur et son grain fin, rapproche l’œuvre des modèles antérieurs (à en croire les qualités habituelles de la pierre d’Euville, la statue de Cérès est probablement altérée et devait être plus blanche et lisse à l’origine). Néanmoins, les proportions qu’octroie Gélin à la déesse semblent davantage ancrées dans la réalité du travail aux champs. En effet, sa musculature soutenue et son iconographie agraire évoquent plus directement le monde agricole, fer de lance du nouveau régime.
Si le retour aux sujets artisanaux avait émergé bien avant la guerre chez certains artistes, notamment avec le groupe lyonnais Témoignage qui étaient retournés aux sources du folklore et de l’artisanat, c’est véritablement par un retour à la forme classique que s’applique ce retour à une forme de « simplicité ». En effet, les défenseurs du traditionalisme se divisaient en deux branches : la première, défenseur du Moyen Âge et la deuxième, défenseur de l’Antiquité et de la Renaissance adepte des canons antiques et de la mimesis, qui occupe une place de choix dans le goût public. Ainsi, la reprise d’une figure antique comme sujet d’une commande publique correspond davantage aux exigences artistiques de son temps qui, pour flatter l’essence nationale, tente un retour aux sources basé sur une corporalité retrouvée et une dimension presque paysanne dans la lignée de l’artiste/artisan. Ce retour aux traditions voit fleurir, dans l'espace public, nombre de figures religieuses ou de personnages historiques, nationaux ou provinciaux, de saints et autres personnages de l’Antiquité, principalement en sculpture.
Outre le retour à une forme traditionnelle, nous pouvons voir en cette robuste représentation de Cérès la manifestation de la prospérité agraire qui, en cette période de crise, traverse de nombreux changements. Le gouvernement de Vichy entend reconstruire une société rurale par un « retour à la terre », clé de voûte de l’idéologie réactionnaire de la Révolution nationale qu’illustre bien cet extrait d’un discours du maréchal Pétain prononcé en avril 1941 : « La France reviendra à ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une nation essentiellement agricole. Elle restaurera les antiques traditions artisanales ». La place de premier plan donnée à l’agriculture est confirmée par son ministre, Pierre Caziot, le 21 septembre de la même année en ces termes : « Il faut oser proclamer la primauté de la paysannerie et la nécessité d’une politique donnant à la production agricole la première place dans l’économie de la nation », idée scellée par le regroupement corporatif de la paysannerie entamé à partir de décembre 1940. La célébration d’une figure antique agricole contribue donc probablement au discours du nouveau régime en place qui souhaite remettre au centre de l’économie nationale le monde agraire qui ne jouissait pas de telle faveur durant la Troisième République.
Pour conclure, la statue de Cérès de Denis Gélin joue sur les modèles antiques dans la lignée du retour de la corporalité et du traditionalisme en art, en réaction à la modernité. Bien plus qu’un ornement public, cette commande aurait été pensée pour ranimer la ferveur des citoyens pour une économie nationale tournée vers l’agriculture et l’artisanat. Elle permettrait, comme le préconisait Hautecoeur, de « rénover l’esprit public », en faveur de la Révolution Nationale prônée par l’État Français, et donc de contribuer à la propagande de cette dernière.
Mathias Decoville
Direction du Patrimoine et de l’Archéologie, Ville de Nantes/Nantes Métropole
2025
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Bibliographie
Archives nationales et. al., Un art d’état ? : Commandes publiques aux artistes plasticiens, 1945-1965, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2017
Bertrand-Dorleac Laurence, Histoire de l’art : Paris,1940-1944, ordre national-traditions et modernité, publication de la Sorbonne, Paris, 1986
Bertrand-Dorleac Laurence, L’art de la défaite, 1940-1944, édition Seuil, Paris, 2010 (1993)
Boussard Isabel, « Les paysans sous le régime de Vichy », Publication de l’École Française de Rome, n°331, 2004, p. 247-255
Connaissance des arts, n°102, août 1960
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Mathias Decoville
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