
Michel Ragon (1924–2020)
Romancier, essayiste, critique d’art, historien de l’architecture contemporaine, Michel Ragon a exercé sa sagacité intellectuelle et sa créativité en de si nombreux domaines qu’il n’est pas toujours facile de comprendre que c’est le même homme qui assurait tant d’engagements.
« J’ai vécu à Nantes de quatorze à vingt et un ans… Et cette grande ville de l’Ouest, j’y reviens souvent. J’y suis très attaché. » (J’en ai connu des équipages, JC Lattès, 1991)
Le travailleur solitaire
Michel Ragon est né à Marseille, le 24 juin 1924, où son père, sous-officier de l’infanterie coloniale, était en garnison. Ses parents de familles vendéennes depuis plusieurs générations se sont mariés en 1922. Son père meurt en 1932.
Son enfance se passe à Fontenay-le-Comte, en Vendée. Élève des Frères des Écoles Chrétiennes, il obtient son Certificat d’Études Primaires. Michel Ragon n’est toutefois pas encouragé à entrer dans le seul établissement secondaire de la ville qui dépend de l’enseignement public.

Michel Ragon enfant
Date du document : 1934
Sa mère s’installe à Nantes en 1938. Ils habitent la conciergerie d’un immeuble situé face au château, puis occupent une misérable maisonnette sur les bords de l’Erdre. Michel Ragon est garçon de courses, manutentionnaire, employé de bureau... Il travaille un temps, derrière la place Royale, dans l’entreprise Houdet, importateur de café.
Il a raconté ses aventures dans son premier roman, Drôles de métiers (1953).
Une exposition organisée au Passage Sainte-Croix du 21 mai au 6 juin 2024 à l’initiative de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire a rappelé que c’est à Nantes, de 1938 à 1945, que Michel Ragon a vécu ses années formatrices de jeune-homme, découvert sa vocation d’écrivain et écrit ses premiers textes, des poèmes.
Michel Ragon se réfugie dans la lecture, dévore tout ce qui lui tombe sous les yeux. Il se passionne pour les écrivains issus du peuple et commence à réunir de la documentation sur eux.

Michel Ragon à son bureau en juillet 1942
Date du document : Juillet 1942
En 1943, il fait la connaissance de James Guitet, puis, en 1945, celle de Martin Barré, tous deux élèves de l’École des Beaux-Arts.
Il découvre la poésie, se rend à Rochefort-sur-Loire pour rencontrer le poète Jean Bouhier, fait la connaissance du poète René-Guy Cadou.
Il publie trois recueils de poèmes, Prière pour un temps de calamité (1945), Au matin de ma vie (1946) et Cosmopolites (1952).
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Michel Ragon est dispensé du Service du travail obligatoire (STO) du fait de son statut de Pupille de la nation. Il est engagé à la Préfecture de Loire- Inférieure, au Service des Réfugiés et des Sinistrés. Durant cette période, il rend des « services » et diffuse des tracts qui attirent l’attention des autorités. Il disparaît quelques mois en Vendée.
Après la Libération, il retrouve son emploi à la préfecture, dans le même service. Il rencontre le poète et dramaturge Paul Fort qui vit alors à Nantes.
Le militant libertaire
Michel Ragon « monte » à Paris à l’automne 1945. L’écrivain et journaliste nantais Paul Guimard essaie de lui trouver un travail. Il vit de divers emplois temporaires et fait des séjours dans plusieurs pays de l’Europe d’après-guerre : Danemark, Allemagne, Pays-Bas, Angleterre, Yougoslavie...
Il a relaté ses expériences dans son second roman, Drôles de voyages (1954).
Henry Poulaille, l’animateur du groupe des écrivains prolétariens, lui ouvre sa revue Maintenant (dans laquelle il écrit un texte sur Gaston Chaissac) et l’incite à créer, en 1946, une « revue de culture et d’expression populaire », Les Cahiers du peuple. Il signe un manifeste prônant un nouvel humanisme, l’Épiphanisme, collabore à des journaux syndicalistes : L’Émancipation paysanne, Monde ouvrier, Les Cahiers du travail... et publie son premier livre, Les Écrivains du peuple (Vigneau, 1947). Cet ouvrage ainsi que ses versions postérieures, Histoire de la littérature ouvrière (Les Éditions Ouvrières, 1953), Histoire de la littérature prolétarienne en France (1974) et Histoire de la littérature prolétarienne de langue française (Albin michel, 1986), témoignent de son combat contre l’oubli et la disparition d’une catégorie sociale d’écrivains.
Michel Ragon rencontre le poète Armand Robin qui l’oriente vers la Fédération anarchiste et son journal Le Libertaire. Famille de pensée en laquelle il reste fidèle : La Voie libertaire (Plon, 1991), Dictionnaire de l’anarchie (Albin Michel, 2008), La Mémoire des vaincus (Albin Michel, 1990).
Le témoin visionnaire
De 1946 à 1952, Michel Ragon habite une mansarde, 12, rue des Saints-Pères. En 1948, avec James Guitet, il rend visite à Pierre Roy, peintre nantais d’inspiration surréaliste dont il apprend qu’il vit dans la même rue, au n°16. Mais ses centres d’intérêt déjà sont ailleurs : la fréquentation des galeries et les circonstances de rencontres amicales avec des peintres et des sculpteurs le conduisent à découvrir et promouvoir l’art abstrait. Alors que rien ne le prédisposait à devenir critique d’art, il développe en ce sens une intense activité militante. Il défend Gilioli, Atlan, Hartung, Poliakoff, Schneider, Soulages, ainsi que ses amis nantais James Guitet et Martin Barré. Mais aussi le groupe Cobra, Dubuffet, Fautrier...
Dans Expression et non-figuration (Delpire, 1951), il analyse la situation de l’art moderne et précise sa position. Il se lie avec Jean-Robert Arnaud qui dirige une galerie et édite une revue consacrée à l’art abstrait, Cimaise, à laquelle il collabore. En 1956, il publie, Trompe l’œil (Albin Michel), roman situé dans le monde parisien de l’art moderne, et L’aventure de l’art abstrait (Robert Laffont), un des premiers témoignages historiques sur le sujet. Il est en relation avec l’artiste nantais Jorj Morin, président de l’association des Amis de l’Art, pour organiser une exposition au Musée des Beaux-Arts de Nantes. Ce projet ne se réalise pas mais il revient dans la région, à Rezé, en juillet 1957, en tant que responsable de la section arts plastiques d’un Festival d’art d’avant-garde qui se tient à la Maison Radieuse conçue par Le Corbusier (inaugurée en 1955). En 1956, une semblable manifestation avait eu lieu à la Cité Radieuse de Marseille.
En 1959, à la suite d’un voyage de plusieurs mois aux États-Unis avec le peintre américain John-Franklin Koenig, il publie Les Américains (Albin Michel), pressent l’émergence d’un art contemporain outre-atlantique. En 1963, il présente à Nantes, galerie Argos, Naissance d’un art nouveau (Albin Michel) et revient dans cette ville en 1967 au Musée des Beaux-Arts, monter l’exposition Une aventure de l’art abstrait, 1950-1957.

Michel Ragon et le peintre James Guitet à Paris en 1965
Date du document : 1965
Michel Ragon est associé à la rédaction d’une Histoire de l’art abstrait avec Michel Seuphor pour les tomes 3 (1973) et 4 (1974) et Marcellin Pleynet pour le tome 5 (1988) (Maeght, éditeur).
En juin 1984, à l’occasion de son soixantième anniversaire, le Musée des Beaux-Arts de Nantes organise l’exposition Autour de Michel Ragon et publie un catalogue en hommage à ce critique d’art.
En octobre 2008, pendant l’exposition présentant la donation d’art abstrait faite en 1958 au Musée des Beaux-arts de Nantes par Gildas Fardel, Michel Ragon est l’invité d’honneur d’une journée d’étude sur les années 1950-1960, organisée par l’Institut de l’Histoire de l’Art.
En juin 2010, le Musée des Beaux-Arts modifie la présentation de ses collections pour s’associer au colloque que l’Institut National de l’Histoire de l’Art lui consacre à Paris.
Le 30 mai 2024, le Musée d’Arts de Nantes invite plusieurs intervenants à rappeler les choix artistiques de Michel Ragon.
L’explorateur du futur
Après avoir rencontré Le Corbusier, l’ancien occupant des logements insalubres et des chambres mansardées s’interroge sur l’avenir de l’architecture et l’urbanisme. Michel Ragon publie Le Livre de l’architecture moderne (Robert Laffont, 1958), Où vivrons-nous demain ? (Robert Laffont, 1963), et fonde en 1965 le GIAP (Groupe International d’Architecture Prospective) et fait de Julien Mareuil, le personnage principal de son roman Les quatre murs (Albin Michel, 1966), un architecte qui lui ressemble. Il entreprend une Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme moderne (trois tomes publiés en 1971, 1972 et 1978), est nommé en 1972 professeur associé à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs puis est autorisé à soutenir en 1975 à La Sorbonne une thèse de doctorat sur La Pratique architecturale et ses idéologies.
Le romancier retrouvé
Michel Ragon est principalement connu aujourd’hui du grand public en tant que romancier, fidèle aux éditions Albin Michel. Cette considération est relativement récente, car, entre 1953 et 1968, Michel Ragon a publié huit romans dont la réception est restée très confidentielle. En ce domaine, la reconnaissance publique n’est vraiment venue qu’en 1980 avec L’accent de ma mère et s’est établie en 1982 avec Ma sœur aux yeux d’Asie. Ces romans de mémoire familiale marquent le début d’un cycle vendéen qui comprend Les mouchoirs rouges de Cholet (1984), La Louve de Mervent (1985), Le Marin des Sables (1984), Le cocher de Boiroux (1992). Cette nouvelle audience, confirmée jusqu’à maintenant par l’édition et le succès d’une dizaine d’autres romans, relève, de manière inattendue, d’une seconde carrière.

Michel Ragon lors du salon du livre de Paris 2011
Date du document : 20/03/2011
Michel Ragon est mort en 2020. Il eut une belle vie parce qu’il en a vécu plusieurs. C’est le sens du titre de l’ouvrage que lui a consacré André Derval, son biographe : Michel Ragon, singulier et pluriel (Éditions Albin Michel, 2024).
Sur proposition de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, une délibération du conseil municipal de Nantes du 5 avril 2024 donne le nom de Michel Ragon à une allée située sur l’Île de Nantes.
Vincent Rousseau
2025
En savoir plus
Bibliographie
Derval André, Michel Ragon, singulier et pluriel, Albin Michel, 2024, 384 pages
Leeman Richard, Jannière Hélène (dir.), Michel Rafon – Critique d’art et d’architecture, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2013
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Rédaction d'article :
Vincent Rousseau
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