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Barbara (1930 – 1997) Noyades

1918-1919 : l'épidémie de grippe espagnole à Nantes


Au moment où l'armistice est signé, le 11 novembre 1918, le monde est ravagé par une pandémie dont les victimes innombrables dépassent celles de la Grande Guerre. Elle reste dans la mémoire collective comme l'une des pires catastrophes sanitaires de l'histoire de l'humanité. Des dizaines de millions d'êtres humains sont fauchés par ce fléau faussement qualifié de grippe espagnole.

Une appellation non contrôlée

La pandémie de 1918-1919 n'est ni d'origine espagnole ni une création diabolique de l’Allemagne. Certes, la grippe sévit cruellement en Espagne où les victimes se comptent par centaines de milliers. Mais si la presse européenne multiplie les articles sur le fléau espagnol, elle feint de croire que l'épidémie s'est arrêtée aux frontières des pays en guerre. Une censure militaire extrêmement sévère interdit toute invasion du fléau sur le territoire national. Il n'était pas question d'étaler les faiblesses et donc les ravages de la grippe, notamment au sein des armées, dans les colonnes des journaux. Officiellement, la grippe épargne les belligérants. De fait, la presse nantaise évoque la grippe qui touche l'Espagne à partir de mai et juin 1918 et consacre des articles à d'autres pays neutres frappés par l'épidémie, tels que la Suisse et la Suède.

Journal de Jacques Gogois

Journal de Jacques Gogois

Date du document : 1918

La grippe vient-elle d'Amérique ?

L’origine géographique de la grippe espagnole n’est toujours pas définitivement avéré. Le virus débarque à Bordeaux en avril 1918 apporté par le corps expéditionnaire américain. Faut-il donc privilégier la piste américaine ? On ne peut exclure plusieurs foyers de départ dans la mesure où la maladie apparaît à peu près simultanément en Asie, en Amérique et en Europe. Aujourd'hui, l'origine géographique privilégiée est celle du Middle West (États-Unis). On observe plusieurs cas de grippe dans le camp militaire de Funston au Kansas, dès le début du mois de mars 1918. Le 11 mars, plus de 100 soldats sont malades et on en recense 522 le 13 mars. Les transports de troupes contribuent à la diffusion rapide et massive de l'épidémie. Celle-ci touche donc la France à partir de Bordeaux en avril 1918 et gagne rapidement les tranchées au cours du même mois. Elle se répand en Italie et en Espagne puis gagne toute l'Europe. Pour autant, les Américains et les Asiatiques succombent de la grippe en plus grand nombre que les Européens.

Soldats américains dans un hôpital d’urgence pendant l’épidémie de grippe espagnole

Soldats américains dans un hôpital d’urgence pendant l’épidémie de grippe espagnole

Date du document : 1918

Une pandémie qui se diffuse en trois vagues successives

La grippe frappe en trois vagues de nature et d'intensité différentes du printemps 1918 à la fin de l'hiver 1919. La première vague, de mars à juillet, est brusque, très contagieuse, mais relativement bénigne. La phase la plus virulente débute dans la deuxième quinzaine d'août à l'est des États-Unis, mais aussi à Brest, Saint-Nazaire et Nantes où débarquent les troupes américaines. Toute l'Europe, y compris les pays neutres, subit l'assaut de cette deuxième vague particulièrement létale. Ce constat permet d'éliminer une explication trop souvent mise en avant pour expliquer les ravages de la grippe espagnole. La pandémie n'est pas liée à la guerre. Les populations ont certes été affaiblies par la durée d'un conflit qui impose de sévères restrictions. Néanmoins, le stress et l'angoisse parfois évoqués n'ont pas favorisé le développement de la maladie. Cette vague de l'été et de l'automne 1918, d'une virulence extrême, aligne à elle seule davantage de victimes que la Grande Guerre.

Hôpital du camp de l’armée américaine n°45 pendant l’épidémie de grippe

Hôpital du camp de l’armée américaine n°45 pendant l’épidémie de grippe

Date du document : 1918

Comment la forte mortalité de la deuxième vague s'explique-t-elle ?

Des prélèvements ont été opérés sur les dépouilles des victimes de la deuxième vague de la pandémie. Ces dernières étaient en effet remarquablement conservées dans le permafrost en Alaska. Ces recherches ont permis d’identifier la grippe espagnole comme étant une grippe aviaire A (H1N1), touchant particulièrement les personnes ayant entre 20 et 40 ans, et massivement les jeunes hommes. La première vague de l’épidémie se rapprochait, au contraire, d’une grippe saisonnière touchant plutôt les 55-60 ans. 

En France, en l'absence d'étude d'envergure nationale, on estime le nombre de morts à plusieurs centaines de milliers. On atteindrait 50 millions de morts, selon certaines études, au niveau planétaire. Les statistiques et les évaluations sont à utiliser avec précaution. Même au niveau plus modeste d'une ville comme Nantes, il n'est pas facile d'avancer des chiffres précis malgré les statistiques proposées par le bureau d'hygiène de la municipalité, pour plusieurs raisons :
• Tous les malades n'ont pas consulté à cause de la pénurie de médecins au service des civils,
• La grippe n'est pas une maladie à déclaration obligatoire à Nantes jusqu'au 15 octobre 1918,
• Les erreurs de diagnostic ont été certainement nombreuses dans la mesure où ce sont les infections bactériennes et non le virus de la grippe qui entraînent les décès. Les complications de la grippe ne figurent pas toujours dans les statistiques sous le chef de la grippe. Les enfants de moins de 8 ans ne figurent pas dans les statistiques de décès dus à la grippe,
• La censure de guerre ne facilite pas le décompte des victimes.

Ces difficultés peuvent être partiellement surmontées par une étude statistique comparative des inhumations dans les cimetières. Il est alors possible d'évaluer raisonnablement le nombre de victimes de la grippe espagnole à Nantes.

Cortège funéraire d’un soldat décédé de la grippe à Bordeaux

Cortège funéraire d’un soldat décédé de la grippe à Bordeaux

Date du document : 1918

Les réactions tardives des autorités nantaises

Confrontées dès septembre 1918 à un début de panique auquel il faut donner une réponse appropriée, les autorités locales commandent un rapport sur la situation sanitaire au bureau d'hygiène municipal. L'urgence est de rassurer la population. Le 10 octobre, le préfet est informé d'une situation qualifiée de sérieuse mais non alarmante. Néanmoins, entre le 1er et le 10 octobre, on recense déjà 100 décès imputables à la grippe.

La première vague touche Nantes assez tardivement au cours de l'été. La vague du mois de juillet est jugée légère et de courte durée. Elle est partie des ports de l'ouest où les soldats américains ont débarqué. Le nombre total d'inhumations augmente sans excès de juin à juillet (282 à 328). 

La deuxième offensive, plus agressive, plus létale, commence dans la dernière semaine du mois d'août avec une élévation du nombre de décès due aux pneumonies et broncho-pneumonies. Sur les bords de la Loire, on pense que l'épidémie vient de l'est, et notamment de la Suisse. Elle attaquerait une ville affaiblie par les privations alimentaires et le surpeuplement. Nantes abrite en effet de nombreux soldats, réfugiés, travailleurs étrangers et blessés. 

La gravité de la situation impose la déclaration obligatoire de la grippe à partir du 15 octobre. Depuis le 4 septembre, la courbe des décès s'élève dangereusement. Les cantons les plus touchés sont le deuxième où se trouve l'hôpital Broussais, le quatrième qui abrite l'hospice Saint-Jacques, et le septième qui correspond au quartier populaire de Chantenay. En octobre, l'épidémie se propage dans les casernes puis touche l'ensemble de la population nantaise. Le préfet tarde à réagir devant la propagation rapide de l'épidémie. Ce n’est que le 12 octobre que le bureau d’hygiène prend plusieurs mesures, sous la pression de la municipalité : 
• Fermeture des écoles,
• Consignation des troupes,
• Restriction des permissions,
• Désinfection des wagons de chemin de fer,
• Déclaration obligatoire de la grippe par les médecins, etc.

 

La phase critique de l'épidémie

L'acmé est atteint au mois d'octobre 1918. Sur les 959 décès enregistrés à Nantes, 472 sont dus à la grippe. Selon le bureau d'hygiène de la ville, on compterait 1292 décès imputables à l'épidémie entre septembre 1918 et mars 1919. Ce décompte est sous-évalué pour les raisons exposées plus haut.

L’épidémie de grippe à Nantes, octobre 1918

L’épidémie de grippe à Nantes, octobre 1918

Date du document : 1918

Pour obtenir un bilan plus fiable de la grippe espagnole à Nantes, il n'est pas inutile de consulter les statistiques des inhumations comptabilisées dans l'ensemble des cimetières nantais. La moyenne annuelle des inhumations pour la période 1914-1917 s'élève à 3558. Au total, l'augmentation des inhumations en 1918 et 1919 atteint 2066. On peut donc considérer que ce surplus correspond, avec une marge d'erreur limitée, aux victimes effectives de la grippe espagnole à Nantes. Une évaluation de 1800 victimes de l'épidémie à Nantes peut être retenue pour une population d'environ 170 000 habitants. Par ailleurs on retrouve à Nantes, comme ailleurs, une majorité de victimes jeunes. Ainsi, sur les 442 décès dus à la grippe espagnole enregistrés en octobre 1918, 235 concernent des personnes de 20 à 40 ans.

La grippe espagnole et la presse nantaise

La presse censurée tait en août et dans la première quinzaine de septembre la présence de l'épidémie. Officiellement, elle ne fauche que les populations des pays neutres, Suède, Suisse, Espagne. Il ne faut pas livrer à l'ennemi des faiblesses qu'il pourrait exploiter. Mais la lecture des longues listes des décès dans la rubrique état civil des journaux et la multiplication des enterrements qu'on croise dans les rues de la ville ne trompe pas les Nantais. On chuchote que le choléra ou pire, la peste, sont de retour. Le journal Le Populaire s'insurge, ironise, critique une censure coupable d'attiser les peurs. Ne vaut-il pas mieux évoquer la grippe, maladie réputée bénigne, que de laisser circuler de maison en maison le spectre terrifiant de la peste ? Dès la fin du mois de septembre, tous les journaux locaux, à l'exception du Phare de la Loire, prodiguent des conseils, s'interrogent sur l'étendue de l'épidémie, mais toujours, censure oblige, minimisent la gravité du fléau. Pour rassurer ses lecteurs, la presse affiche des publicités qui vantent l'efficacité de produits aux vertus miraculeuses. La grippe ne leur résisterait pas. En réalité, ni les médicaments, ni le peu de médecins disponibles n'ont pu vaincre l'épidémie. La vague est passée sur Nantes emportant avec elle son lot de victimes sans rencontrer de résistance. Ce redoutable virus ne pouvait pas être vaincu par une médecine désarmée en 1918.

Yves Jaouen
2023



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