Nantes la bien chantée : Tri martolod
Au-delà du succès populaire imputable essentiellement à l’arrangement qu’en a fait Alan Stivell au tout début des années 1970, ce chant de marin est surtout une très belle histoire d’amour où s’enchainent périple, retrouvailles, promesse et espérance.
Nantes, dans le texte
Ce méga succès du répertoire en langue bretonne n’oublie jamais de mentionner la ville de Nantes, lieu où les amants se firent la cruciale promesse de s’épouser et fonder une famille. Promesse formalisée par l’échange d’un anneau, selon un rituel très ancrée dans les pratiques prénuptiales et dont la chanson traditionnelle se fait très souvent l’écho, pour ne pas dire le témoin.
Dans le cas de Tri martolod, la mention de la ville de Nantes n’est ni le fruit du hasard ni un choix par défaut motivé par le souci de respecter une assonance. Non seulement l’action se déroule à Nantes parce que le scénario le veut ainsi en quelque sorte, mais il n’est pas interdit de penser que la chanson soit originaire du pays Nantais, voire de Nantes même !
De plus, le fait des personnages d’être allés à Nantes choisir l’anneau porte aussi l’idée selon laquelle les amants voulaient acquérir ce bijou dans une grande ville, riche et prestigieuse, capitale historique de la Bretagne, s’il faut le rappeler.
Une histoire romanesque à souhait
On aura beau dire, l’histoire de ce marin est essentiellement une histoire d’amour. Une belle histoire d’amour qui repose sur une forte dose d’espoir et d’optimisme. Le scénario global précise que les amants se retrouvent au terme d’une longue séparation, de ce type de séparation qui était l’ordinaire des marins qui partaient plusieurs mois vers les mers hostiles de l’Atlantique nord, aussi friandes de pêcheurs du petit peuple que de paquebots insubmersibles.
A l’instar du soldat qui revient après plusieurs années de campagne, notre Terre-Neuva semble n’être pas reconnu à son retour. Il doit donc raviver la mémoire de sa fiancée pour enfin se faire reconnaître et mener à bien leur projet commun de s’unir dans les liens dits sacrés du mariage. Plus précisément, c’est le souvenir de leur engagement mutuel que le marin décide de raviver. L’anneau comme signe de reconnaissance est, cela dit en passant, un motif que l’on retrouve dans d’autres chansons, notamment dans Le retour de l’amant soldat : l’anneau cassé (Coirault, 05303 / Laforte, I, I-03).
La suite du récit relate avec une certaine élégance et de subtiles comparaisons ornithologiques, la force du sentiment amoureux que partagent les deux protagonistes. Sentiment censé leur permettre de surmonter les difficultés et les affres de la misère.
Pauv’ marin !
Tri martolod s’appuie donc aussi sur le motif de la pauvreté, cette pauvreté qui était la réalité de nombreux marins. La misère était coutumière des marins-pêcheurs de haute mer qui, même après plusieurs mois de campagne sur les bancs de Terre-Neuve – pour ne citer que les plus fameux – avaient à peine de quoi subvenir à leurs besoins au cours des quelques semaines qu’ils passaient à terre, ce qui les contraignaient à rembarquer, bon gré, mal gré. Ces bagnards de la mer n’avaient certes pas la belle vie.
Le répertoire de chansons de marins n’est pas avare de textes rappelant cette réalité cruelle, sans s’interdire de temps à autre d’adopter un ton pleurnichard au reste tout à fait contre-productif, notamment dans les créations récentes. Il convient de souligner que ce modeste salaire - excusez l’euphémisme - ne les empêchait pas, bien sûr, de nourrir l’ambition légitime de prendre épouse, fonder une famille, faire construire à Paimbœuf, acheter une Renault, s’abonner à Netflix et tout le tremblement.
D’amour et d’eau fraîche
Car les marins peuvent aussi se révéler de grands amoureux et ce sentiment amoureux s’exprime avec force lorsque le héros soutient qu’il suffira au bonheur du couple. La caille et la perdrix, souvent associées à des thématiques sensuelles, sont des oiseaux qui semblent pouvoir se satisfaire de peu et donc servir de référence pour ne pas craindre les tourments de la misère. La perdrix, convoquée ici pour incarner cette référence, pour ne pas dire ce modèle, couche par terre sans se plaindre de son sort. Ce qui reste cependant à vérifier auprès de l’ornithologue le plus proche de chez vous. La force et la chaleur d’un amour partagé suffirait donc à surmonter le dénuement. On peut souscrire à l’idée de « se tenir chaud », mais quant au reste, cette idée semble relever d’un romantisme un tantinet excessif.
En breton et en français
Cette chanson fait partie de ce thésaurus qu’il reste à définir avec précision, constitué des chansons que l’on trouve en breton et en français. Consignée sous le titre type Les marins qui s’échouent vers leurs belles (Coirault 01726), on en trouve de très nombreuses versions, notamment le long du littoral Atlantique, de la Gironde à la Manche, parfois sous le titre Les trois marins de Nantes.
Ce registre entraîne la récurrente question : laquelle servit de modèle à l’autre ? Il n’est pas toujours facile de répondre catégoriquement à cette question mais dans bien des cas, un certains nombre d’indices permettent de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Ensuite, chacun fait selon son idée.
Dans le cas présent, on peut citer à titre d’indice la présence de mots ou expressions empruntés tels quels au français. On peut aussi souligner le fait que plusieurs versions en français ont été recueillies en territoire bretonnant, ce qui laisse penser que la forme initiale revêtait bien les atours de la francophonie. Enfin, la métrique étant la même pour les deux expressions linguistiques, le passage de l’une à l’autre fut grandement facilité, ne serait que pour échanger à loisir musiques et textes des différentes versions.
Les ajouts en revanche, notamment pour ce qui concerne la description du ménage et les comparaisons avec différents oiseaux, semblent n’appartenir qu’aux versions bretonnantes.
Dans les deux cas, on trouve plus facilement des versions à danser la ronde - de type « à trois pas » ou « dañs round » - ce qui explique en partie que beaucoup des versions recueillies se poursuivent bien au-delà du récit initial qui peut se terminer au rappel de la promesse et à l’imminence du passage à l’acte nuptial. En effet, le plaisir de la danse stimulait les chanteurs-danseurs les plus inspirés pour ajouter des couplets au récit initial et ainsi poursuivre le mouvement.
Note :
Je tiens à préciser qu’une partie des éléments présentés ici sont extraits ou inspirés par l’excellent article de Bernard Lasbleiz (cf. Bibliographie), pour lequel l’auteur s’est appuyé sur les 32 versions qu’il avait alors à sa disposition.
Hugo Aribart
Dastum 44
2019
[forme]
Tri martolod yaouank, tralala ladigeda
Tri martolod yaouank o vonet da voiajinñ
O vonet da voiajiñ, ge, o vonet da voiajiñ
Voiajiñ « comme i faut », tralala ladigeda
Voiajiñ « comme i faut » betek an Douar Nevez
Betek an Douar Nevez, ge, betek an Douar Nevez
Etc
[texte]
Tri martolod yaouank o vonet da voiajinñ
Voiajiñ « comme i faut » betek an Douar Nevez
E-kichen mèn ar veilh o doe mouilher o eorioù
Eya, barzh ar veilh-se e voe ur servijourez
Hi a c’houlas ziganin : pelec’h ‘peus graet « connaissance » ?
E Naoned er marc’had en ur choazet ur walenn
Gwalenn ar bromesa war sujed ar zimeziñ
TRADUCTION
Trois jeunes marins partant en voyage
En voyage « comme il faut » jusqu’à Terre-Neuve
A côté de Mên-Ar-Veilh ils avaient mouillé l’ancre
Et dans ce moulin il y avait une servante
Elle me demanda : où avons-nous fait connaissance ?
A Nantes, au marché, en choisissant une bague
La bague de la promesse à propos de mariage
Nous nous marierons tous les deux et nous fonderons une famille
Nous ferons bon ménage comme la mère et le père
Nous n’avons ni écuelle, ni cuillère, ni de quoi faire du pain
Nous n’avons ni drap, ni couverture, ni traversin sous la tête
Nous n’avons ni maison, ni paille, ni lit pour dormir la nuit
Nous ferons comme la perdrix, nous dormirons par terre
Nous ferons comme la bécasse quand le soleil se lèvera, nous irons courir.
En savoir plus
Bibliographie
Coirault Patrice, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff Simone Wallon et Marlène Belly (Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996-2006, 3 volumes)
Les marins qui s’échouent vers leurs belles (Petites aventures au bord de l’eau – N° 01726) : 16 versions référencées
Malrieu Patrick, La chanson populaire de tradition orale en langue bretonne – Contribution à l’établissement d’un catalogue, Thèse, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, 1997, 3 volumes
Tri martolod yaouank (N° 0727) : 2 versions référencées
Lasbleiz Bernard, Tri martolod : à travers les mailles du filet, revue Musique Bretonne N° 155, Dastum, mai 1999.
Discographie
An Namnediz, Tonioù pobl Breizh, 1970
Daonet, Rok A-raok, autoproduction, plage N° 4
Guilbaud Yannick, Chants des marins Nantais, Ar Men - Le Chasse-Marée, 1994, plage N° 14
Kemener Yann-Fanch et Squiban Didier, Enez Eusa, L’Oz Production, 1995, plage N° 10
Lann-Huel Manu, Dao Dezi, EMI, 1994, plage N° 5
Le Lay Marie-Jeanne, Pays Bigouden, sonneurs et chanteurs traditionnels, Dastum, 2006, plage N° 14 (CD-2)
Sonerien Du, Bal Breton II, 1974, plage N° 10
Stivell Alan, Olympia, Fontana, 1972, plage N° 10
Stivell Alan, Again, Dreyfus, Keltia III, 1993, plage N° 17
Taran Kost ar mor, Chants Maritimes du Pays Bigouden, Le Chasse-Marée, 1993 plage N° 10
Tri Yann, Tri Yann An Naoned, Kelenn, 1972, plage N° 4
Enregistrement
Françoise Bourse (chant) et Amandine Alcon (harpe), à Besné (44), le 22 mai 2019, d’après la version recueillie par Daniel Jéquel probablement à Lesconil (29), auprès de Marie-Jeanne Le Lay, vers 1980
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Rédaction d'article :
Hugo Aribart
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