Nantes la bien chantée : Les regrets des parents
Depuis bien des décennies, les ponts de Nantes contribuent au prestige de la cité, par leur nombre, leur variété voire leur histoire individuelle. Dans une considération plus poétique, le pont est un motif important que l’on retrouve dans de très nombreuses chansons traditionnelles. Il est donc tout à fait logique de retrouver ce motif dans nombre de celles mentionnant la ville de Nantes.
Nantes, dans le texte
Voici l’une de ces chansons dont l’incipit a pour fonction première de localiser l’action. Dès lors qu’il s’agit de Nantes, plusieurs exemples de chansons-types nous amènent sur ses ponts. D’autres nous conduisent dans ses prisons, d’autres encore sur les routes qui mènent ou qui partent de la cité.
On l’aura deviné ou pressenti à la lecture des couplets, cette histoire de noce non consensuelle et un rien dramatique, aurait pu avoir lieu pratiquement n’importe où, et le fait de la placer à Nantes plutôt qu’ailleurs s’explique avant tout par, justement, la réalité urbaine des ponts de la cité des ducs. Car enfin, si l’on doit évoquer un passage dans la vie d’un personnage, autant se servir de motifs fournis par le monde réel. En d’autres termes, le texte s’appuie sur une réalité matérielle pour construire sa valeur symbolique. A cette fin, le motif du pont est particulièrement efficace et pratique.
Symbolique des ponts
Il convient donc de prendre d’abord en considération l’aménagement urbain qu’était le pont, qui dépassait de très loin la seule chaussée suspendue, érigée pour enjamber un fleuve ou un ravin. Outre la réalité concrète des ponts de Nantes et de ce que l’on nommait à une époque révolue « Nantes-les-Ponts », le répertoire traditionnel s’attache à utiliser le motif du pont aussi dans sa dimension symbolique et dans bien des cas, la chanson utilise plutôt cet artifice poétique dans sa symbolique du passage, du franchissement, voire du rite dit « initiatique ». En un mot : passer d’un statut à un autre. Ces considérations prennent une dimension particulière dans le cadre de récits nuptiaux ou prénuptiaux comme c’est le cas ici. Je dirai même que, s’il y a mariage, la dimension architecturale ou matérielle du pont devient secondaire, pour ne pas dire négligeable. Tout au plus fait-il le lien, là encore, entre le monde réel et l’univers poétique dans lequel l’histoire se déroule.
Un mariage sans joie
Dans un texte somme toute très court et très simple, l’histoire est donc celle d’une noce et plus précisément, d’un cortège de noce, tels qu’ils furent la norme pendant plusieurs générations, au cours desquels les nombreux et parfois longs déplacements se faisaient à pied. Ceci a bien entendu servi de creuset à la génération d’un répertoire de chant dits de « marche de noce » extrêmement abondant et sur lequel ces chroniques ont parfois l’occasion de s’attarder.
Le premier couplet semble nous engager dans une scène joyeuse ce qui, au vu des circonstances, semble tout à fait logique. Mais dès le second couplet, le ciel s’obscurcit sensiblement et la liesse cède rapidement la place à des larmes qui ne sont en rien la marque d’une émotion parentale somme toute bien légitime en ce genre de circonstance. Dans ce qui semble être une ultime tentative, la mère éplorée alerte sa fille sur la nature réelle de celui qu’elle épouse. En pure perte car la jeune fille est, quant à elle, très amoureuse de celui qui lui tient le bras.
Ce motif de la jeune fille amoureuse d’un homme peu fréquentable est assez voisin de la complainte Celle qui part avec un débauché (Coirault 01220 / Laforte II, C-39), dans laquelle l’héroïne fuit avec son amant qui se révèle explicitement un parfait salopard. La version présentée ici est moins explicite… parce qu’incomplète.
Cette noce prend donc une tournure très étrange lorsque la mère affirme que celui que sa fille s’apprête à épouser est un brigand. L’expression « homme qui n’a pas d’sentiment » montre très clairement que le marié n’est de toute façon pas du tout motivé par un sentiment amoureux. Ses motivations réelles demeurent d’ailleurs bien mystérieuses. On peut alors imaginer plusieurs sous-entendus, dont celui de la dot bien sûr, qui fut pour beaucoup de mariés la principale motivation pour prendre épouse, et ce, dans pratiquement tous les milieux sociaux. Mais quoi qu’on puisse imaginer, le texte garde son secret.
Dès lors une autre question se pose : pourquoi laisser faire ce mariage ?
Parmi les suppositions raisonnables, deux figurent parmi les plus probables, à mon sens et ces deux hypothèses sont parmi les plus solides parce très présentes dans de nombreuses chansons-types.
En premier lieu, on peut estimer que la jeune fille est en droit d’imposer sa volonté, elle-même dictée par l’amour qu’elle voue à son galant. La seconde option, la plus plausible à mon sens, sous entend que la jeune fille porte en elle le fruit de ses amours coupables et n’a donc d’autres possibilités que d’épouser l’auteur… et réciproquement.
Modeste reconstitution
La version recueillie par Pierre Guillard et qui contient cet incipit « nantais », est la seule à figurer dans les archives sonores de Dastum 44 et, malheureusement, trop lacunaire pour avoir une vision complète et précise de l’histoire. Il a donc fallu appeler d’autres versions a notre secours pour affiner le scenario et se faire une idée plus juste du drame qui se joue ici, et construire un récit cohérent ! Pour reconstruire une chanson incomplète et lui rendre une ossature suffisante pour supporter un scénario plausible, la confrontation de versions est le meilleur moyen objectif, mais encore faut-il avoir suffisamment de ressources pour se lancer dans ce genre d’entreprise.
Dans le cas présent, les versions accessibles sont plutôt rares mais en confrontant trois versions, nous parvenons à un récit court, certes, mais cohérent. La version présentée ici est donc le résultat d’un assemblage de plusieurs versions, plus ou moins complètes : l’air provient de la collecte de Pierre Guillard mais qui ne comprend qu’un couplet, le début du texte est un mélange des versions de Patrice Coirault et de Pierre Guillard, enfin les couplets 2 à 6 sont empruntés à la version publiée par Joseph Canteloube dont voici le texte dans son intégralité :
1. Son père l’a mariée dès l’âge de quinze ans
Lui a donné un homme qui n’a pas d’sentiment
Eh m’n’afant ! Eh m’n’afant ! Eh m’n’afant !
M’n’afant, m’n’afant !
2. La mère s’en va derrière, s’en va toujours pleurant
Que pleurez-vous donc, mère ? Que pleurez-vous donc tant ?
Eh m’n’afant ! Eh m’n’afant …
3. On dit, dedans la ville que ce n’est qu’un brigand
Oh, taisez-vous, ma mère, n’écoutez pas les gens
Eh m’n’afant ! Eh m’n’afant …
4. Oh, taisez-vous, ma mère, n’écoutez pas les gens
Nous irons en Hollande, nous serons gros marchand
Eh m’n’afant ! Eh m’n’afant …
5. Du fil nous irons vendre et aussi des rubans
Nous porterons la hotte, trois p’tits enfants dedans !
Eh m’n’afant ! Eh m’n’afant …
Hugo Aribart
Dastum 44
2020
1. Dessus les ponts de Nantes, sur le pont de Saint-Jean
La mariée y passe avec ces jeunes gens
2. Son père l’a mariée dès l’âge de quinze ans
Lui a donné un homme qui n’a pas d’sentiment
3. La mère s’en va derrière, s’en va toujours pleurant
Que pleurez-vous donc, mère ? Que pleurez-vous donc tant ?
4. On dit dedans la ville que ce n’est qu’un brigand
Oh, taisez-vous, ma mère, n’écoutez pas les gens
5. Oh, taisez-vous, ma mère, n’écoutez pas les gens
Nous irons en Hollande, nous serons gros marchands
6. Du fil nous irons vendre et aussi des rubans
Nous porterons la hotte, trois p’tits enfants dedans.
En savoir plus
Bibliographie
Coirault Patrice, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff, Simone Wallon et Marlène Belly (Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996-2006, 3 volumes)
Les regrets des parents qui marient leur fille (Mariage, divers – N° 06013)
Laforte Conrad, Le catalogue de la chanson folklorique française, Québec, Presses de l’université de Laval, 1977-1987, 6 volumes
La mère pleure aux noces (I, M-15)
Canteloube Joseph, Anthologie des chants populaires Français, Durand & Cie, Paris, 4 volumes, 1951, Volume IV, Page 114
Enregistrement
Christine Dufourmantelle, à Nantes (44), le 14 juin 2019, d’après l’assemblage de trois versions :
1) recueillie par Pierre Guillard au Cellier (44) auprès de Magdeleine Hardy le 18 décembre 1988
2) publiée par Joseph Canteloube recueillie en Champagne (cf. bibliographie)
3) recueillie par Patrice Coirault (collecte personnelle)
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Rédaction d'article :
Hugo Aribart
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