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1584

Mémoire


Nantes n’est ni Reims, ni Versailles, ni Verdun, ces villes dont le nom convoque d’emblée la mémoire et les images d’un passé brillant ou héroïque. Pourtant, Nantes est aussi une ville-mémoire ; elle utilise des pans de son passé pour construire son image actuelle, pour rassembler les Nantais autour d’expériences vécues ou apprises.

Mais cet usage du passé ravive des tensions, suscite des débats, confronte des représentations différentes de l’histoire. L’intégration dans un récit commun trouve ses limites dans la résistance ou la revendication de mémoires particulières.

La mémoire rassembleuse

La Révolution ouvre l’ère de la commémoration. L’enjeu d’un passé, ressourcement pour les uns, rejet pour les autres, impose aux pouvoirs nationaux et locaux de proposer une lecture de l’épisode révolutionnaire. Cette mémoire officielle qui émerge est renforcée par les événements traumatiques du 20e siècle. Elle est chargée d’organiser le deuil collectif. Cette nécessité a révélé la force symbolique que procure le contrôle du passé et explique le passage à des politiques de la mémoire.

La commémoration de l’édit de Nantes illustre ce rôle croissant de l’autorité publique. En octobre 1897, le consistoire décide d’organiser le tricentenaire de l’édit de Nantes. Du 31 mai au 4 juin 1898, 400 protestants participent aux fêtes, essentiellement au temple. Le maire, Hippolyte-Étienne Etiennez, déclare simplement lors d’un repas « qu’en tant que républicain, il défend la liberté de conscience ». La lecture de la presse locale, très divisée, suggère que l’enjeu de cette commémoration est la République, menacée par l’affaire Dreyfus. Mais, selon les rapports de police, ce tricentenaire, voulu et organisé par les protestants, laisse les Nantais indifférents : « Ce congrès n’a pas produit manifestement une bien vive impression à Nantes […]. Le public s’est désintéressé presque. Les séances sont publiques mais peu suivies » (1er juin 1898). En 1898, le processus de nationalisation de la mémoire de l’édit de Nantes n’est pas encore engagé et la ville ne peut pas espérer bénéficier des retombées d’un événement qui réunit la seule communauté protestante.

Un siècle plus tard, tout change. Le quatrième centenaire de l’édit est inscrit au rang des célébrations nationales. La ville de Nantes crée un comité de coordination dirigé par le maire Jean-Marc Ayrault et Madeleine Rebérioux, présidente d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. Le comité examine 39 dossiers et valide 25 manifestations, qui font la part belle à l’image tout au long de l’année 1998. La laïcité et l’affirmation du rôle de l’État sont des enjeux forts, mais au plan local la recherche d’une notoriété, d’une image de marque pour la ville, justifie l’importance des moyens : la presse relaie massivement ces initiatives et participe à la construction de l’image de « Nantes ville de la tolérance ».

Cette intense mobilisation mémorielle autour de l’édit est mise en cause par les commémorants rivaux du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage de 1848. La décision est alors prise de construire un Mémorial de la traite et de l’esclavage. Nantes fait de la reconnaissance de son passé négrier un signe de son ouverture à l’Autre. Elle réunit désormais au coeur de sa mémoire officielle l’édit d’Henri IV et la traite des Noirs pour s’affirmer comme ville symbole de la lutte pour les droits de l’homme. La mémoire rejoint la politique de l’image, au risque de malmener l’histoire. Au cours du 20e siècle, les bâtisseurs de la mémoire officielle construisent des « lieux de mémoire », des balises matérielles ou symboliques, comme les souvenirs valorisants de la Première Guerre mondiale autour de l’Union sacrée incarnée localement par Paul Bellamy. Ils mettent aussi en avant la reconnaissance de la ville comme Compagnon de la Libération, les otages et les bombardements de 1943 qui rendent acceptable, par le dolorisme et la compassion, une période où les Nantais ne s’aimaient pas. Ils sélectionnent des personnages-phares qui s’intègrent dans un panthéon dont chaque élément est investi d’une fonction particulière. Anne de Bretagne est confortée au 20e siècle dans sa prééminence symbolique, et sa plasticité mémorielle s’adapte aux ambivalences de la bretonnité nantaise. Jules Verne est régulièrement promu au nom de la vocation maritime d’une ville qui rêve encore du grand large. Aristide Briand est préféré à Georges Clemenceau, car son parcours politique sinueux le rend adaptable à des situations diverses : reconnu comme homme de guerre dans le début des années 1920, « apôtre de la paix » ensuite, il est « père de l’Europe » dans les années 1980 ; « l’enfant du Marchix » récemment statufié est encore largement utilisé par sa ville.

Les conflits de mémoire

Le nombre assez restreint de lieux de mémoire nantais est l’expression de la difficulté à établir un large consensus mémoriel. Aux 20e et 21e siècles, les débats et les combats sur les commémorations révèlent les tensions dans la ville.

La longue polémique sur le monument aux morts de la Première Guerre mondiale et sur la statue La Délivrance inaugurée en juillet 1927 montre la violence des affrontements entre une droite nationaliste, cléricale, autoritaire et une gauche laïque gagnée au pacifisme. Les deux camps s’affrontent aussi dans les années 1920 et 1930 pour les fêtes de Jeanne d’Arc : la sainte martyre des uns est la jeune fille du peuple victime de l’Église des autres. Les 14 Juillet de combat du temps du Front populaire font rejouer les failles qui séparent la mémoire bleue de la mémoire blanche depuis le début du 19e siècle.

La sortie de la Seconde Guerre mondiale est l’occasion d’une compétition mémorielle autour de l’héritage de la Résistance. Face aux ambitions du Parti communiste, le « parti des fusillés », la droite gaulliste donne sa caution à la droite qui a suivi Pétain de 1940 à 1944 : le maire de Nantes, déjà maire en 1942-1944, reçoit De Gaulle en 1948, 1951 et 1960. Cet hommage répété au chef de la France libre n’empêche pas les autorités locales de refuser de reconnaître comme un acte de résistance l’exécution de Hotz par Gilbert Brustlein le 20 octobre 1941. Cette reconnaissance officielle n’a lieu qu’en 2001.

D’autres conflits de mémoire surgissent à propos de la décolonisation. La guerre d’Algérie devient une des pierres d’achoppement symboliques entre le maire André Morice et son colistier Alain Chénard, qui se retrouvent face à face aux élections municipales de 1977. Le 17 mai 1976, Alain Chénard avait vu sa demande de dénomination d’une rue du 19 Mars 1962 jugée « inopportune » par le maire, ancien partisan de l’Algérie française et créateur de la ligne Morice. Devenu maire à son tour, Alain Chénard fait adopter l’appellation « 19 mars 1962 » pour un square. Son successeur, Michel Chauty, le transforme en square des Combattants d’Afrique du Nord.

La préparation du bicentenaire de 1789 illustre cette permanence des clivages.  Le contexte idéologique est tendu par l’offensive des héritiers de la mémoire blanche, qui visent à établir une filiation entre la Terreur et les génocides du 20e siècle dans une perspective de relativisme. Cet amalgame suscite la mobilisation d’historiens nantais qui trouvent un soutien dans la nouvelle municipalité élue en 1989 ; celle-ci décide d’emblée de doubler le budget prévu pour le bicentenaire. Les manifestations les plus nombreuses célèbrent la liberté et les droits de l’homme, mais le comité Fidélité et souvenir rend, lui, hommage aux « martyrs », victimes de la Révolution.

Si les conflits de mémoire traduisent souvent la conjoncture politique locale ou nationale, la question de la traite des Noirs suit une autre temporalité. Nantes a longtemps pratiqué l’oubli du commerce triangulaire qui a assuré une partie de sa prospérité au 18e siècle et dans la première moitié du 19e siècle. Ce long refoulement et cette occultation partielle, qui entraînent non-dits, lacunes, lapsus, euphémismes, sévit jusqu’au début des années 1980. La mise au jour de ce refoulé, par les associations en 1984, puis en 1989 par la municipalité nouvellement élue, s’exprime dans la grande exposition des Anneaux de la mémoire de 1992 à 1994. Cette catharsis libératoire est acceptée par la majorité des Nantais, mais elle fait naître de nouvelles revendications mémorielles exprimées par des groupes qui se considèrent comme porteurs du souvenir des victimes de la traite. Sous la mémoire générale naissent des mémoires particulières.

Les mémoires éclatées

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les autorités ont trouvé un appui dans les associations. Sociétés savantes, groupements d’anciens combattants, participent à la mise en forme des mêmes pans du passé que les constructeurs institutionnels de la mémoire, bien qu’ils en proposent parfois une lecture différente. Depuis les années 1970, les associations s’intéressant au patrimoine et à la mémoire se multiplient, de la généalogie au souvenir des Acadiens, de la mémoire des femmes largement oubliées dans les dénominations de voies publiques (de 1914 à 2009, 32 patronymes féminins sont retenus et 467 patronymes masculins) à celle de l’outre-mer. Une trentaine d’opérations sont menées dans les quartiers de Nantes par des associations et des institutions patrimoniales qui trouvent l’appui des services des Archives municipales pour mener leurs recherches et les faire connaître par des expositions ou des publications.

Ce « mouvement des racines » prend une dimension particulière à Nantes car il est concomitant du profond changement de la ville, orpheline de ses usines, sevrée de son port qui migre vers l’aval, séparée de sa province historique. Au début des années 1980, la naissance du Centre de documentation du mouvement ouvrier et du travail, devenu Centre d’histoire du travail, et de l’association Histoire de la construction navale, créée par des ouvriers engagés dans la lutte pour conserver les chantiers navals à Nantes, traduisent d’une part la crainte de voir la parole ouvrière disparaître avec la désindustrialisation, d’autre part la difficulté à faire reconnaître la mémoire ouvrière dans la mémoire commune. Réputée combative, la classe ouvrière nantaise a longtemps été tenue en lisière de la mémoire officielle. Ainsi, en octobre 1955, le maire Henry Orrion refuse qu’une plaque commémorative soit apposée à la mémoire de l’ouvrier Jean Rigollet tué le 19 août lors d’une manifestation, estimant que cette longue grève des métallurgistes détériore l’image de la ville : « Nantes a été […] au premier plan de l’actualité sociale en France. […] Je souhaite que cette notoriété ne soit pas de sitôt notre apanage. » Cette attitude de défiance a contribué aussi à autonomiser la mémoire ouvrière. Cette multiplication des mémoires de groupes, dont certaines visent à la reconnaissance d’identités spécifiques, peut sembler en contradiction avec le projet rassembleur d’une mémoire officielle qui recherche une image valorisante de la ville. Sauf à considérer que les mémoires comme les identités collectives s’additionnent, se complètent, s’enrichissent.

Une grue jaune et une cale envahie d’herbes folles signent la mémoire ouvrière de l’île. Un éléphant et des monstres marins évoquent les rêves de Jules Verne, l’enfant du quai de la Fosse. Un tunnel de béton et une passerelle disent la traite des Noirs. Nantes est bien une ville des mémoires, filles de la Loire.

Didier Guyvarc'h
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)

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En savoir plus

Bibliographie

Guyvarc’h Didier, «Mémoire de la guerre, guerre de la mémoire », dans Croix, Alain (dir.), Du sentiment de l’histoire dans une ville d’eau : Nantes, Éd. de l’Albaron,Thonon-les-Bains, 1992, p. 277-292

Guyvarc’h Didier, La construction de la mémoire d’une ville : Nantes, 1914-1992, Éd.du Septentrion, 1997

Guyvarc’h Didier, «Les cinquante otages dans la mémoire nantaise », dans Bougeard, Christian (dir.), Bretagne et identités régionales pendant la Seconde Guerre mondiale : actes du colloque de Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2002, p. 381-392

Péron André, Nantes et la Révolution : la mémoire des lieux, Éd. Ressac, 1988

Saugera Éric, « Question(s) de mémoire : le souvenir négrier à Nantes et Bordeaux », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], n°89, 2002, [Consulté le 08 juin 2020], article en ligne disponible ici 

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Rédaction d'article :

Didier Guyvarc'h

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