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Conserveries


À la fin du 18e siècle, les méthodes de conservation des aliments n’avaient guère évolué depuis la nuit des temps. On séchait le poisson, on salait la viande. Sur les côtes, on « pressait » les sardines. Le scorbut, maladie provoquée par le manque de vitamine C, décimait toujours les équipages des navires au long cours…

L'invention de Nicolas Appert

C’est alors que Nicolas Appert, né en 1749 à Châlons-sur-Marne, confiseur de son état, a l’idée de chauffer les aliments dans un récipient hermétique et donc de les stériliser. Il utilise pour cela des bouteilles de champagne de sa région natale et s’installe à Massy en 1802. En 1806, sa méthode est testée sur le Festin, un bâtiment de la marine française. Le procédé, qu’on appellera « appertisation », est connu à Nantes comme dans les grands ports, ainsi qu’en Angleterre, où on utilise le fer-blanc pour confectionner les premières boîtes de conserve.

À Nantes, Joseph Colin père (1754-1815), originaire de Remiremont (Vosges), installé confiseur rue du Moulin, s’applique lui aussi à mettre des sardines en boîte selon la méthode d’Appert (qu’il a sans doute rencontré à Nantes) et obtient de bons résultats. À sa mort, son fils Pierre-Joseph Colin (1785-1848) reprend le flambeau. Dans le Journal de Nantes et de la Loire-Inférieure daté du 8 juin 1822, le capitaine Freycinet déclare que « les conserves emmenées à son bord ont supporté parfaitement et au-delà de [ses] espérances les épreuves auxquelles elles ont été soumises pendant trente mois ». Deux ans plus tard, en 1824, le confiseur ouvre une fabrique rue des Salorges. Sa production passe du stade artisanal au stade industriel. Très rapidement, l’almanach Les Étrennes nantaises ouvre une nouvelle rubrique, « fabricant de conserves alimentaires ».

Les pionniers

La gamme des produits mis en conserve par Joseph Colin est variée. Outre les sardines, qu’il fait venir de La Turballe par le service rapide des voitures suspendues (le poisson est ainsi moins maltraité), il met en boîte de la viande de bœuf et de veau, des petits pois, des fruits. Selon le journal Le Breton, en 1836, l’usine est équipée de marmites autoclaves « qui peuvent dissoudre les os de quatre bœufs à la fois ». Le personnel est composé de soixante personnes pour la préparation de la viande et de trente ouvriers ferblantiers pour la soudure des boîtes. Trois cents femmes sont employées pendant la saison des petits pois à raison de quatorze heures par jour. L’établissement produit annuellement 300 000 boîtes, dont le tiers de sardines. En 1840, l’affaire de Joseph Colin est reprise par son gendre, Jules Bonhomme, mais celui-ci fait faillite en 1843.

Mise en boîte chez Bouvais-Flon

Mise en boîte chez Bouvais-Flon

Date du document : 1913

Le succès de Joseph Colin fait des émules. François Deffès, originaire de la Haute-Garonne, ouvre une usine à La Turballe, la première en France proche des lieux de pêche. En 1847, il emploie 165 ouvriers occupés à remplir 150 000 boîtes. Charles Philippe et Philippe Canaud, un armateur et un capitaine au long cours, exploitent en commun une conserverie à Nantes et une usine sur le littoral. Ils offrent – avec l’armateur Louis Levesque – les seuls exemples de reconversion des capitaux du commerce maritime dans l’industrie de la conserve. Au total, en 1847, on recense cinq conserveries à Nantes, deux à La Turballe, une à Piriac, et quatre au Croisic. 

Usine de fabrication des boîtes, chez J.-J. Carnaud à Chantenay

Usine de fabrication des boîtes, chez J.-J. Carnaud à Chantenay

Date du document : sans date

Promenade annuelle du personnel Saupiquet

Promenade annuelle du personnel Saupiquet

Date du document : 1904

Grèves des ferblantiers-boîtiers

Grèves des ferblantiers-boîtiers

Date du document : 1909

Vers la restructuration

L’année 1900 marque l’apogée de la production française de sardines. Mais en 1902, ce poisson capricieux déserte nos rivages. Sauf à créer des usines au plus près des lieux de pêche – c’est ce que fait Saupiquet au Portugal et en Afrique du Nord – les conserveurs doivent laisser les concurrents espagnols et portugais prendre une partie du marché.Pour compenser le déficit de sardines, certains se tournent vers de nouvelles matières premières : thon germon, maquereau.D’autres – c’est le cas d’Amieux avec ses célèbres petits pois – développent le secteur des légumes, ce qui est facilité par le climat doux et humide de l’Ouest. Pendant la Première Guerre mondiale, Cassegrain et Bouvais-Flon ravitaillent l’intendance militaire en conserves de bœuf, les fameuses boîtes de « singe ».Carnaud de son côté fournit l’armée en quarts et en bidons.Les années 1920 sont douloureuses,marquées par de durs conflits sociaux, notamment à Douarnenez où le syndicaliste Charles Tillon vient organiser la grève.De nombreuses usines ferment leurs portes : l’outil de travail a vieilli par manque d’investissements, la concurrence étrangère est forte, les exportations baissent.Dès 1932, l’Union des syndicats français des conserves de sardines tire la sonnette d’alarme et propose d’améliorer les rendements.

Fer-blanc Philippe et Canaud, imprimé par chromolithographie

Fer-blanc Philippe et Canaud, imprimé par chromolithographie

Date du document : vers 1880

Étiquette, Épicerie Albert

Étiquette, Épicerie Albert

Date du document : vers 1900

Le travail du fer-blanc

Les premières conserveries sont installées à l’ouest de Nantes, rue de la Ville-en-Bois ainsi qu’à Chantenay, non loin du port. Des usines de fabrication de boîtes métalliques voient le jour dans le même quartier. La première est fondée en 1834, rue Richer, par Joseph Riom, un ferblantier d’origine auvergnate, qui procède aussi au soudage des boîtes pour le compte de Philippe et Canaud. Ainsi, la conserverie offre un nouveau débouché à la métallurgie. Avant les Forges de Basse-Indre, qui produisent du fer-blanc à partir de 1893, ce sont les Forges de Montataire (Oise), de Gueugnon (Saône-et-Loire), et d’Hennebont (Morbihan) qui fournissent le précieux métal. La conserverie engendre encore d’autres développements. Jean-Baptiste Georget invente le « vernis de Chantenay », une substance spécifique destinée à protéger le fer-blanc. L’imprimeur Pierre-Henri Charpentier met au point l’étiquetage sur métal. La fabrication d’outillages et d’emballages, en bois ou en carton, nécessite encore des ateliers spécialisés. Enfin, le soudage des boîtes demande un savoir-faire particulier. C’est le métier de ferblantier-boîtier. Un habile soudeur parvient à fermer jusqu’à 80 boîtes à l’heure.

Ainsi, entre la barque du pêcheur et l’assiette du consommateur, fabriquer (et vendre) une boîte de sardines à l’huile met en mouvement une filière industrielle inattendue à Nantes. À la fin du siècle, le ferblantier parisien Jules-Joseph Carnaud contrôle les Forges de Basse-Indre et concentre dans sa main toutes les entreprises de fabrication de boîtes de la place, Firmin Colas entre autres. Aujourd’hui, l’usine Carnaud de Nantes fournit toujours aux industriels du secteur des fonds de boîtes et des emballages métalliques.

Affiche, Conserves alimentaires Tirot

Affiche, Conserves alimentaires Tirot

Date du document : vers 1900

Cassegrain, Amieux, Saupiquet...

À partir de 1850, la conserverie nantaise trouve un second souffle avec la découverte de l’or en Californie et en Australie. Le développement des chemins de fer lui ouvre le marché intérieur. La présence de sardines en abondance sur les côtes bretonnes permet de multiplier les usines sur le littoral. En 1860, Nantes compte une douzaine de conserveurs. En 1876, 150 fabriques sont en activité entre Douarnenez et Les Sables d’Olonne, employant 14 000 ouvriers et 1 500 ferblantiers. Les Nantais en contrôlent la majeure partie,mais les Morbihannais, Delory entre autres, sont également très actifs en Bretagne.

Une nouvelle génération de conserveurs est née sous le Second Empire.Certains d’entre eux, tous venus d’ailleurs, seront de grands capitaines d’industrie. Charles Cassegrain, né à Artenay (Loiret) en 1831, apprenti charcutier à Paris dès ses 13 ans, installé à Nantes en 1856, crée une usine de conserves de légumes à Saint-Sébastien-sur-Loire. Cassegrain est également présent sur la côte, de la Vendée (Croix-de-Vie, l’Herbaudière) au Finistère (Saint-Guénolé). Son fils sera maire de Nantes de 1929 à 1935.

Les frères Amieux, originaires des Hautes-Alpes ouvrent une première usine en 1865. Ils sont à Étel (Morbihan) en 1869, aux Sables-d’Olonne en 1870, rue Saint-Honoré à Paris en 1873. La célèbre devise Toujours A…mieux est déclinée avec des graphismes toujours différents sur les boîtes qui font le tour du monde. Patron social, Maurice Amieux se démarque de ses collègues. Il fait partie de la municipalité de gauche de Chantenay, opposée au rattachement avec Nantes.Ses fils, ses successeurs, sont sensibles à l’image sociale de l’entreprise : ils créent en 1917 le parc de la Chaumière pour accueillir les enfants du personnel, des femmes en majorité, pendant les vacances scolaires. C’est à la maison Amieux que Nantes doit le Musée des Salorges, installé dans l’ancienne usine de Joseph Colin. Il sera en partie détruit sous les bombardements de 1943.

Arsène Saupiquet, né dans le département du Cantal comme le fabricant de boîtes Riom, connaît un départ fulgurant en 1877 avec deux usines modernes, l’une à Nantes, l’autre aux Sables-d’Olonne (sur un terrain hérité de sa femme). Il se retire en 1901 de la société qu’il a fondée, laissant à ses successeurs une marque prestigieuse, dont la vignette publicitaire « Sardines Jockey-Club », créée en 1897, est le symbole.

D’autres conserveurs, plus modestes mais tout autant dynamiques, apparaissent : Lebeaupin à Nantes et Saint-Guénolé ; Tertrais à Vertou puis à Concarneau et à La Chaume ; l’Angevin Tirot à Nantes et en Vendée ; Péneau à Chantenay (dès 1844) ; Bouvais-Flon à Chantenay (légumes et viande), à l’île d’Yeu (sardines) et à Concarneau (poisson, légumes). Les Chancerelle enfin, originaires de Nantes, font souche à Douarnenez.

Affiche Bouvais-Flon,  <i>Le roi du thon</i> 

Affiche Bouvais-Flon,  Le roi du thon 

Date du document : sans date

Nantes, capitale de la conserve

Jusqu’en 1880, l’industrie des conserves s’est donc développée dans l’Ouest sous l’influence des Nantais : 120 usines sur 180 sont sous le contrôle de Nantes, qui mérite alors le titre de « capitale de la sardine » ou encore de « capitale de la conserve ». En 1883, l’annuaire du département indique la présence de vingt-quatre conserveurs, six fabricants de boîtes, trois imprimeurs sur métaux, deux fabricants de caisses.Les deux principales entreprises reçoivent la médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 1889. Amieux Frères emploie déjà 2 500 personnes (l’effectif atteindra 4 000 salariés en 1900) qui produisent six millions de boîtes dans huit usines (on en compte onze en 1900). Saupiquet (qui produit, en 1900, dix millions de boîtes dans neuf usines) devient en 1891 la Société anonyme des Établissements Arsène Saupiquet tandis qu’Amieux reste une affaire familiale.Cette différence de statut explique aussi la suite de l’histoire de la conserverie nantaise. Il faut souligner le caractère saisonnier de l’activité de la conserverie.Avec ses conséquences sur les conditions de travail : jusqu’à dix-huit heures par jour pour une sardinière en 1905 ; 300 heures par mois chez Amieux dans les années 1950. Les hommes occupent les emplois les plus qualifiés (sertisseur,mécanicien), tandis que les femmes (de loin les plus nombreuses sur la chaîne de travail) exécutent des tâches répétitives demandant peu de formation.

Brochure-catalogue pour les conserves alimentaires Leparoux, Boisselier et Guillon

Brochure-catalogue pour les conserves alimentaires Leparoux, Boisselier et Guillon

Date du document : sans date

Les grandes manœuvres

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la question de l’avenir de la conserverie se pose ouvertement. Les résultats d’exploitation ne permettent pas un renouvellement assez rapide du matériel, le manque de fonds propres oblige les entreprises à avoir recours aux banques. En 1960, l’État doit même intervenir afin de favoriser des fusions par des avantages accordés à partir d’un certain chiffre d’affaires. Saupiquet avait pris les devants dès 1955 en absorbant Thyssonneau (Bordeaux),Griffon (Cholet), et Tertrais (Nantes).Ce premier regroupement s’accompagnait de la fermeture de six usines sur seize.Puis le mouvement de concentration s’accélère. En 1960, la Société française du Graal regroupe Le Bouquet nantais (légumes) et Bouvais-Flon. En 1961, Delory (Quiberon) devient filiale de Saupiquet. En 1963, Philippe et Canaud et d’autres, plus petits, se regroupent à leur tour. En 1966, un puissant ensemble réunit Cassegrain et Saupiquet. 

C’est ainsi que, de regroupement en regroupement, Saupiquet finit par représenter en 1970 toute l’industrie des conserves à Nantes. Entre-temps, Amieux, qui était resté en dehors de ces fusions,n’avait pas été en mesure de s’adapter et disparaissait, absorbé par la Cana d’Ancenis, coopérative qui revend rapidement la marque à Buitoni. Résultat de ces grandes manoeuvres, il ne reste qu’une usine en activité, Cassegrain à Saint-Sébastien, au début des années 1970. En quelques années, Nantes voit ainsi s’effondrer un pan entier de son industrie. Reste alors le patrimoine : des noms devenus des marques et parfois des lieux de mémoire – Toujours A…mieux ! –, des objets témoins d’un savoir-faire industriel et publicitaire exceptionnel mis en valeur par le Musée d’histoire de Nantes.

Yves Rochcongar
Extrait du Dictionnaire de Nantes
2018
(droits d'auteur réservés)



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En savoir plus

Bibliographie

Bonnault-Cornu, Phanette de, « Les conserveries nantaises, moteur du développement industriel de l’ouest au 19e siècle », dans Croix, Alain (dir.), Nantes dans l’histoire de la France, Ouest éd., Nantes, 1991, p. 135-147

Comme des sardines en boîte. L’industrie nantaise des conserveries alimentaires et industries annexes aux 19e et 20e siècles, catalogue d’exposition, Musée du château des ducs de Bretagne, Nantes, 1991

Dubois Xavier, « La révolution de l'appertisation », dans La révolution sardinière : pêcheurs et conserveurs en Bretagne Sud au 19e siècle, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2004, p. 69-132

Fiérain Jacques, « La restructuration de la conserverie à Nantes », Enquêtes et Documents, n°4, 1978, p. 207-272

Rouzeau Marie (dir.), Conserveries en Bretagne : l'or bleu du littoral, actes du colloque, Loctudy, Institut culturel de Bretagne, septembre 2005, Coop Breizh, Spézet, 2007

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Rédaction d'article :

Yves Rochcongar

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