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Cheminots De la digue au comblement : une histoire du fleuve sur le territoire de Nantes Métropole (3/3)

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Modèles de pales d’hélice


En 2000, la fonderie Atlantique Industrie, communément appelée Nantaise de Fonderies, confie à Nantes Métropole un ensemble d’objets liés à la fabrication des pales d’hélice. En collaboration avec la Maison des Hommes et Techniques, la Ville de Nantes s’attelle à la protection et à la valorisation de cette collection d’objets techniques unique en France, représentative de l’histoire navale nantaise.

Histoire d’une sauvegarde

En prévision du déménagement pour Chantenay en 2000-2001, Fonderie Atlantique Industrie sollicite ses clients, propriétaires des modèles de pales d’hélice, pour savoir ce qui doit être conservé. Les anciens chantiers navals français, comme les Ateliers et Chantiers de Bretagne, étant fermés, la demande est caduque ; le fabricant suédois Kamewa, filiale de Rolls-Royce Marine, encore en activité, décide de ne garder que les modèles ayant moins de cinq ans. L’entreprise laisse donc à la Communauté urbaine de Nantes, 94 plans des années 1960 et 1970 et 350 objets industriels, dont 135 modèles et 35 planches à trousser.

En 2003, la collectivité en confie la gestion à la SAMOA, pilote de l’aménagement urbain de l’Île de Nantes. Après le transfert de propriété et devant la qualité de cette collection unique en France, la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) procède en 2001 à la première étude scientifique préliminaire de cette collection d’objets industriels et à un relevé des fours. Le musée d’Histoire de Nantes intègre trois modèles dans ses collections, un autre est acquis par l’École supérieure du bois et exposé dans le hall de l’établissement. Le reste de la collection est stocké par la SAMOA dans un hangar de la Prairie-au-Duc puis, en raison de nombreuses dégradations et de vols, sous la halle 6 d’Alstom.

Les modèles sont montrées pour la première fois au public en 2014 au Lieu unique, dans le cadre du Voyage à Nantes. À l’invitation du musée des Beaux-Arts, les artistes Anne et Patrick Poirier exposent une vingtaine de modèles de pales, créant une véritable forêt d’hélices. En 2016, la SAMOA sollicite la Ville pour trouver un local de stockage car les travaux du pôle universitaire dédié au numérique débutent à l’ouest de la halle 6. Une partie est alors déménagée à la Maison des Hommes et Techniques et une autre dans l’ancien dépôt de tramways de la Morrhonnière.

Dès 2001, la DRAC avait souligné l’importance et le caractère unique de la collection. Afin de comprendre les étapes de fabrication des hélices et d’établir une typologie des pales en termes d’époques ou de types de navires, la Direction du patrimoine et de l’archéologie de la Ville de Nantes confie en janvier 2017 une mission à la Maison des Hommes et Techniques, association référente à Nantes pour l’histoire de la construction navale.

Le modeleur de pale d’hélice

La collection est composée principalement de modèles de pales servant à créer les moules de coulée. Ce travail est effectué par le modeleur, qui peut faire partie du personnel permanent de la fonderie ou être embauché comme « prestataire » d’une autre entreprise afin de concevoir les modèles, notamment en cas de forte demande.

Pour le modelage, la Nantaise de Fonderies faisait régulièrement appel à l’entreprise Allio. En 1904, le jeune Joachim Allio se lance dans le modelage industriel au sein de la société Trema. Il est alors l’unique ouvrier de l’entreprise à fabriquer des moules en bois destinés aux fonderies. À l’époque, chaque fonderie avait son modeleur attitré. L’affaire prend de l’ampleur et en 1928 est fondée, place Mellinet, la société Allio qui s’agrandit dans les années suivantes ; en 1947, Clovis, le fils de Joachim, rejoint l’entreprise qui déménage à Chantenay, dans des locaux plus grands. En 1976, Gérard, le fils de Clovis, entre à son tour dans la société, qui s’installe à Saint-Herblain. À cette époque, plus de la moitié du chiffre d’affaires est liée au travail pour les fonderies.

Le processus de fabrication d’un modèle de pale d’hélice

Tout d’abord, le modeleur reçoit du concepteur de la pale un plan général incluant un dessin de l’objet et surtout un ensemble de cotes. Le premier travail du modeleur est de retranscrire cet ensemble de cotes en réalisant un tracé à l’échelle 1 du modèle à construire : cela peut demander une ou deux semaines, en fonction de la complexité de l’hélice ou de la pale. En plus des cotes, les plans précisent systématiquement le retrait que l’on souhaite obtenir : il faut en effet anticiper la rétractation du métal quand il refroidit. Le retrait varie suivant le métal utilisé : il est de 25 % pour un alliage de cuproaluminium, 12 % pour de l’aluminium, 10 % pour de la fonte, etc. Les modèles de pales sont donc toujours plus grands que les pales elles-mêmes, d’autant que des surépaisseurs supplémentaires sont souvent demandées par le fondeur pour qu’il puisse usiner la pale plus facilement.

Une fois le tracé réalisé, le modeleur construit un gabarit de la pale et commence le collage des planches. Toutes les planches d’un modèle ont la même épaisseur (25, 30, 50 millimètres…) et sont collées avec de la colle à bois. Le montage des planches se fait en escalier ; un gros bloc de planches est alors formé. Toutes les planches sont fixées sur une tige métallique, garantissant ainsi un axe similaire pour chacune d’elles. En parallèle du collage des planches, on commence leur rabotage en se référant au gabarit.

Enfin, les dernières finitions sont apportées. Les modèles sont peints et/ou vernis pour limiter les effets de l’humidité et de la chaleur. Il faut en moyenne un mois pour réaliser un modèle, mais la construction de grandes pales (6 mètres carrés) pouvait prendre jusqu’à huit semaines. L’hélice monobloc ou les pales d’hélice sont ensuite obtenues en coulant le métal en fusion dans un moule constitué d’un mélange de sable et de résine. Le métal occupe l’empreinte laissée par le modèle, dans une fosse dite fosse à coulée ou dans des châssis assemblés deux à deux, chaque châssis contenant l’empreinte d’un demi-moule.

La fin des modèles en bois de pale d’hélice

La fabrication des modèles de fonderie connaît une profonde évolution depuis les années 2000 : les modèles ne sont plus en bois mais en polystyrène recouvert de résine époxy. Ils ne se déforment ainsi plus en raison de l’humidité ou de la température. Ils sont aussi beaucoup plus légers et donc plus faciles à manipuler. L’avènement de la CAO (Conception Assistée par Ordinateur) permet un gain de temps non négligeable, puisqu’il n’est désormais plus nécessaire de réaliser le tracé de l’hélice ou de la pale à l’échelle 1. La conception des modèles se fait en commande numérique et utilise des matériaux plus modernes. Le coût de fabrication est quasiment divisé par deux par rapport à celui des modèles en bois. Ces évolutions ont eu un impact très important sur le métier de modeleur, qui n’avait que très peu changé depuis le début du 20e siècle.

Des pales d’hélice exportées dans toute l’Europe

Les modèles représentent des « chefs-d’œuvre » dans le sens où ils synthétisent tout le savoir-faire du modeleur. La collection est composée de 94 modèles de pales extrêmement variés, destinés à des navires très divers : cargos, car-ferries, chalutiers. Parmi les commanditaires identifiés figurent les chantiers Dubigeon-Normandie de Nantes et les chantiers de Saint-Nazaire, mais aussi – signe d’une reconnaissance internationale – des chantiers plus lointains comme ceux de Rauma en Finlande ou le chantier naval suédois Eriksbergs Mekaniska Verstads.

Entre les années 1950 et la fermeture des chantiers nantais, en 1987, de nombreux navires furent également construits pour l’URSS. La Nantaise de Fonderies en a donc fondu les pales. Sur commande du ministère des Pêches soviétique, dix cargos frigorifiques furent construits en France dont trois à Nantes : le Rizhskiy Zaliv, l’Oussouriskhiy Zaliv et l’Amurskiy Zaliv. Cette importante commande faisait suite à celle de trois énormes chalutiers-usines extrêmement innovants construits quelques années plus tôt pour la centrale d’achats soviétique Sudoimport.

Deux autres pales d’importance ont également été identifiées comme appartenant au Sovereign of the Seas. Ce navire de croisière, symbole de la renaissance des chantiers de Saint-Nazaire, est le premier d’une série de trois paquebots identiques construits en 1986 pour la Royal Caribbean International.

Des modèles de pale d’hélice adaptés à chaque type de navire

Il est difficile de généraliser les types de pales en fonction des navires construits. Le défi de l’étude a donc été de retranscrire au mieux cette complexité. En tant qu’objet industriel, la pale est avant tout un objet pratique et chacun des éléments qui la constituent (surépaisseurs d’usinage, contrôles géométriques, « goujons », « dépouilles »...) donne une information sur son usage et sa fabrication. Une hélice et, par extension, la forme de ses pales, doivent être étudiées en prenant en compte la totalité du navire : la carène, la machinerie, l’usage que l’on fera du bateau ainsi qu’un certain nombre de contraintes et de caractéristiques imposées par l’armateur. Par exemple, un cargo frigorifique a besoin d’aller vite, mais il importe peu que cela donne lieu à des vibrations bruyantes, d’où l’adoption de très grandes pales de forme classique. Un navire de croisière, lui, n’a aucune nécessité d’être très rapide, mais il ne doit pas être trop bruyant pour le confort des passagers : on utilisera donc des pales dites à « fort dévers » dont la forme, qui se rapproche de celle d’un aileron de requin, permet de limiter les vibrations. Les formes peuvent donc être très variées et il n’existe aucune normalisation internationale en ce qui concerne les profils et les familles d’hélices.

On constate certaines évolutions dans la forme des pales mais l’apparition d’un nouveau profil ne rend pas pour autant les profils plus anciens obsolètes. Il arrive en effet qu’un profil de pales ayant fait ses preuves pour un navire présentant des caractéristiques proches de celles d’un nouveau projet soit réutilisé, avec de légères adaptations. De plus, pour des raisons d’économie, des armateurs peuvent commander des hélices dont on sait qu’elles fonctionnent sur un type précis de bateau, sans forcément chercher à savoir si l’hélice en question est la plus adaptée ou permet de remplir les différentes demandes de façon optimale.

Les modèles présents dans la collection sont en majorité des pales d’« hélice à pas variable » datant des années 1960 aux années 1990. Leur fabrication est à mi-chemin de l’artisanat et de l’industrie. Cette période est marquée par de nombreuses avancées en hydrodynamie. La forme des hélices oscille alors entre « vieilles recettes » et expérimentation. Elle renseigne sur l’évolution profonde que connaît alors la conception des bateaux. Leur propulsion évolue avec la généralisation des moteurs Diesel, qui viennent remplacer les turbines à vapeur. C’est également à cette époque que se développe la soudure pour l’assemblage des blocs de navires. Cette technique permet la construction de bateaux plus grands, nécessitant par conséquent des hélices plus volumineuses.

L’hélice à pas variable est également intéressante pour les commanditaires car elle rend le navire plus maniable lors des manœuvres et des passages de la marche avant à la marche arrière. Ces hélices sont très utilisées sur les bâtiments militaires, les chalutiers et les navires transportant des passagers. Au début des années 1970, la Nantaise de Fonderies concentre donc sa production sur des modèles d’hélices à pas variable de taille intermédiaire et de grande technicité. Cette période prend fin au début des années 1990 avec la standardisation des navires, en ce qui concerne tant les formes que la propulsion. Les hélices conçues au cas par cas sont remplacées par des hélices standardisées. La collection des modèles de pales témoigne aussi d’une époque et d’un savoir-faire disparus. Les modèles hérités de la Nantaise de Fonderies constituent des objets patrimoniaux uniques, témoins de la technicité et du savoir-faire des ouvriers nantais.

Gaëlle Caudal, Élise Nicole
Direction du patrimoine et de l’archéologie, Ville de Nantes/Nantes Métropole – Maison des Hommes et des techniques
2024

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Gaëlle Caudal, Élise Nicole

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